Le chant grégorien

Avant les réformes de l’époque carolingienne, le paysage musical occidental ressemblait, par sa variété et par la solidité de ses diverses traditions, à celui qu’offraient alors les églises orientales. L’unification liturgique et musicale de l’Empire franc donna une toute nouvelle destinée à la culture européenne : à sa musique bien sûr, mais aussi à ses modes de penser et d’agir. Une conséquence immédiate de ces réformes fut au IXe siècle, l’apparition de trois phénomènes, interdépendants les uns des autres : une nouvelle théorisation de la musique, les notations musicales médiévales, et une floraison d’inventions poétiques que sont les tropes et les offices versifiés.

L’école faisait alors entrer les études musicales dans un cursus scientifique : le quadrivium. Il s’agissait de comprendre, à partir des théories des Anciens, les Grecs, l’explication des lois qui régissent les rapports des sons, au même titre que ceux des nombres. l’analyse des consonances, en étroit rapport avec ces théories, justifient dans les premiers traités les textes concernant la polyphonie. Mais ces réflexions répondaient aussi à une urgence d’ordre pratique : il fallait, en une ère de réformes qui avaient introduit une rupture de la tradition, donner aux chantres le moyen de retenir l’ordonnance musicale qui présidait au chant quotidien de la psalmodie. Les théoriciens établirent alors une classification des formules mélodiques destinées à accompagner tel ou tel chant du répertoire. Ils ont pour cela latinisé une terminologie grecque : protus (premier), deuterus, tritus, tetrardus.

Cette période de réformes et de mise en ordre ne peut être comprise seulement comme un point de départ. Elle fut aussi un aboutissement. Le siècle a classé des formules existantes. La modalité s’était constituée peu à peu, depuis la plus haute antiquité, à mesure de la composition des répertoires. D’une unique corde de récitation, plusieurs modes se sont formés, par élargissement de l’étendue vers l’aigu et le grave, par structuration de l’ornementation primitive. Et la couleur de chaque mode dépend de son histoire. Comme il s’agit alors de musique vocale, les teneurs sur lesquelles le texte aime à être déclamé se font entendre et exercent une influence sur la composition musicale et la définition des modes. Plus tard ils seront définis par leurs finales : D, E, F, G (ré, mi, fa, sol). L’importance de la finale tient à son rôle de conclusion. Mais ce qui permet de reconnaître un mode, c’est d’abord la combinaison des intervalles, (relation de tons et demi-tons), et sa manière d’être, ses habitudes mélodiques et ornementales. Ce que l’on nommerait aujourd’hui le style a donc, des origines au IXe siècle, formé la modalité. Et à leur tour, les modes ont subi de nouvelles évolutions qui caractérisent chaque âge de la musique. On constate que les modes les plus anciens (modes de ré et de sol) sont aussi les mieux reçu par les époques plus récentes : tropes, drames liturgiques, troubadours et trouvères.
Avant même que ces mélodies n’aient trouvé leur traduction graphique dans les signes de la notation, des recueils appelés tonaires ont présenté des listes d’antiennes dans l’ordre des tons psalmodiques. Ils offraient ainsi, avant les premiers signes d’écriture, une aide à la mémoire des chantres. ce sont les premières notations musicales. Au VIIIe siècle et au début du IXe siècle, des sacramentaires non notés présentaient l’ordonnance liturgique des chants. Les tonaires se chargeaient de l’organisation musicale. Longtemps encore, jusqu’au XIIe siècle, des listes de tonaires accompagneront tropaires, graduels ou antiphonaires, même pourvus de notations, tant que celle-ci n’auront pas acquis une suffisante clarté pour la lecture.
Dès le début du Xe siècle des livres de chant sont copiés à St-Gall selon une organisation de signes permettant de traduire les indications rythmiques. Une telle invention, dans cette abbaye, pourrait être imputée à la présence, à la fin du IXe siècle, de poètes tels que Notker. Son invention de proses pourrait en effet être à l’origine de l’utilisation à des fins rythmiques des fameuses séparations de neumes. Quant aux autres moyens de noter le rythme (lettre à signification d’accélération ou de retardement, ajout - épisèmes - ou modifications de signes), leur présence atteste que la recherche d’une notation rythmique fit à Saint-Gall l’objet d’une recherche laborieuse, probablement en plusieurs étapes. La notation de Laon, contemporaine, et dont les indications rythmiques sont aussi référentielles, présente au contraire un code de signes dont la concision dénote son niveau d’achèvement.
Quelques extraits musicaux
Attention, la page est longue à charger.
Si la connaissance des signes permet d’avoir une idée relative du rythme dans ces répertoires, la restitution des mélodies pose des problèmes qui ne seront jamais résolus, car ils ne tiennent pas seulement à l’état des sources, mais à la nature même de la transmission de ces mélodies au Moyen-Âge. celle-ci fut d’abord aussi relative que celle du rythme, se bornant à indiquer la directionnalité. Les premiers manuscrits lisibles furent notés dans le Sud-Ouest dans la deuxième moitié du XIe siècle. Il résulte de cette situation une disparité inéluctable entre la restitution du rythme et celle de la mélodie. La première distance est géographique : choisir le rythme à l’Est (Laon ou St-Gall) et la mélodie à l’Ouest. L’autre est chronologique : des manuscrits, lisibles à l’Est seulement au XIIe siècle, ne rendent plus tout à fait compte des rythmes notés dans les mêmes régions au Xe siècle. Devant cette alternative, des musicologues cherchent à établir un texte critique des mélodies, à partir de comparaisons de manuscrits de traditions diverses. Ce faisant, il leur arrive de recréer encore de nouvelles mélodies, produits de la recherche musicologique du XXe siècle, certes, mais qui n’ont peut être jamais été chantées au Moyen-Âge. De plus le Moyen-Âge ne connut pas non plus l’uniformité tellement recherchée par certains contemporains.


Notes : Le tropaire de Saint-Yrieix (pour la prose) ; Bibliothèque Nationale, Paris. (Latin 903).
Le graduel d’Albi ; BN, Paris. (Latin 776).

- Pour mieux comprendre le chant grégorien, une page web qui explique de façon claire les quatre effets paradoxaux :
- Sur cette page, des extraits en “mp3” et/ou en “wav” 
- Pour passer à la pratique, chargez ce soft en version démo 
- Virtual Singer va faire chanter votre ordinateur ; il va recréer la voix humaine pour faire interpréter les portées avec paroles.
- Quelques petites explications sur les cinq chants du Moyen-Âge 
- À propos de Notker 
- Pour comprendre les “tropes” 

Et pour approfondir le sujet...

- Un site de musicologie 
- Le Chant Grégorien ; le Son du Silence  
- Anthologie du drame liturgique en France au Moyen-Âge 
- Medieval Music & Arts foundation
- Schola Cantorum (des liens)  
- La musique médiévale :
- Histoire de la musique
- Explication du “minnesang” 
- Les formulaires et manuels 

- Les influences celtiques dans l’art du haut Moyen-Âge 
- Un peu hors-sujet, mais 10.000 pages de textes mystiques 

Du vin de messe en catimini

J’avais à peine neuf ans lorsque, en me prenant souvent les pieds dans ma toge rouge trop longue et maculée de cire, je servais la messe au maître-autel de Saint-Michel. L’encens, les clochettes, les textes latins inintelligibles appris par cœur et le vin de messe goûté en catimini, resteront pour toujours liés au fond de mes souvenirs de jeunesse, liés à cette musique éthérée qui, ruisselant du jubé, me remplissait d’une chaleur indéfinissable. Depuis lors le chant grégorien représente pour moi le son du silence.

Un sacristain pressé

Le chant grégorien, c’est la musique des Anges. Peu importe qu’elle soit véhiculée par la voix enrouée d’un sacristain pressé touchant un harmonium poussif ou par un chœur de moines bénédictins chevronnés s’appliquant à mettre en pratique les règles strictes redécouvertes à grand-peine. La beauté intrinsèque ne se laisse pas détruire, même pas par un Concile du Vatican qui dans la liturgie a accordé à la langue vernaculaire une priorité mal comprise. Bien que le grégorien reste la musique officielle de l’église, on l’a remplacé quasiment partout par des rengaines musicalement minables. Pour beaucoup de prêtres, s’en était même fini de ce chant qu’il convenait de vouer aux gémonies. Peut-être est-ce précisément cette mise au rancart qui a engendré par réaction, le renouveau que l’on constate à ce jour.

Une nouvelle jeunesse

Bernard Deheegher, animateur du Festival international de chant grégorien de Watou a déclaré que : « ... la mauvaise nouvelle, c’est qu’une génération entière a grandi sans grégorien. La bonne nouvelle, c’est que le grégorien est remis à l’honneur dans un nombre croissant d’églises et que de nombreux dirigeants, à l’heure actuelle, approfondissent l’étude de ce chant séculaire. Ils recherchent et épluchent les vieux manuscrits pour retrouver l’exécution correcte et veulent que leurs ensembles produisent un chant homogène et inspiré. Tout cela contribue à donner une nouvelle jeunesse au chant grégorien ».

De Rome à Metz

Le chant grégorien qui est la musique la plus ancienne de l’Europe occidentale, n’est pas issu du néant. Il plonge ses racines dans les musiques liturgiques juive, grecque et latine. En 313, l’Église put quitter les catacombes avec la bénédiction de l’empereur Constantin le Grand. Cet événement eut des conséquences significatives pour le culte. Lorsqu’en 391, l’église du Christ devint église d’état romain, des chantres formés assurèrent une diffusion rapide des mélodies liturgiques à travers la jeune église. Dans le courant du Ve et du VIe siècle des traditions orales se constituèrent dans les diverses régions liturgiques autonomes de l’Empire. C’est ainsi qu’à coté de la tradition romaine, on voit se constituer un rituel bénéventain dans le Sud de l’Italie, un rituel ambrosien à Milan et, plus loin de Rome, les traditions gallicane, celte et mozarabe (vieil-hispanique). Grégoire Ier le Grand, qui fut pape de 590 à 604, réalisa pour tout l’empire l’unité dans les textes chantés. Il n’a bien entendu pas composé lui-même les mélodies, mais il restera pour toujours lié à la musique qui porte son nom.
Au VIIIe siècle, le centre politique de l’Empire se déplace de Rome vers les Royaumes francs, ce qui aura des effets significatifs sur la musique liturgique. En 754, Pépin le Bref envoie le bénédictin Chrodegang, évêque de Metz, en mission à Rome. Chrodegang est alors très impressionné par la liturgie à la cour papale qui atteint son apogée à cette époque. Lorsqu’il compare ce qu’il voit et entend avec les chants minables qu’il connaît dans son propre diocèse, il incite le pape Stéphane II à l’accompagner à Metz pour y mettre de l’ordre. La France laisse dès lors la liturgie gallicane pour ce qu’elle vaut et adopte le rite romain. Des chantres de Rome, parmi lesquels le fameux second chantre Siméon, prennent la route du Nord et y introduisent leur répertoire. Les chantres francs reprennent de manière très créative la structure de base de la Cantilena Romana; mais ils ne peuvent s’empêcher d’orner ce chant avec les formules mélodiques gallicanes qu’ils ont si longtemps pratiquées. Le résultat se solde par un enrichissement remarquable. Les chantres francs atteignent bien vite un niveau inconnu jusqu’alors et produisent une qualité de chant bien supérieure à ce qui se pratique à ce moment à Rome, où, entre-temps, la décadence s’est installée.
Tout par cœur

Pendant tout le VIIIe siècle, Metz brillera d’un éclat liturgique extraordinaire. Charlemagne, ravi par la musique qui s’y pratique, la fait adopter par sa chapelle palatine à Aix-la-Chapelle et, à partir de 789, édicte pour toutes les Églises franques une série de prescriptions sur la liturgie et le chant sacré : Metz est à chaque fois donnée en exemple. Lorsqu’il l’estime nécessaire, l’empereur n’hésite même pas à intervenir personnellement en ces matières. Ainsi, par exemple, à l’épiphanie entend-il les émissaires byzantins chanter leurs propres mélodies ; Charles, ravi, fait traduire le texte grec et ordonne l’insertion de ces chants divergents dans la liturgie, assurant par là leur conservation jusqu’à nos jours.
Charlemagne était un grand amateur de musique : il connaissait par cœur à peu près tout le répertoire grégorien contemporain et participait à pleins poumons aux offices célébrés dans la chapelle palatine. Mais il était aussi un promoteur actif de bon nombre d’ouvrages de théorie musicale, tels que ceux où était exposée la division du répertoire selon les huit tons d’église repris du système modal grec : l’octoechos. Il semble qu’on ait voulu créer un système pour donner une plus grande transparence au répertoire et pour faciliter le travail de mémorisation des chantres en répartissant chaque pièce musicale dans un système de 2 fois 4 modes dotés de formules de psalmodie propres et bien arrêtées.
Ceci nous amène à aborder une des propriétés essentielles du chant grégorien du Xe siècle, à savoir qu’il s’agissait d’une musique entièrement connue par cœur, une tradition purement orale. Les chantres ne disposaient que de textes écrits, les mélodies étant répétées à l’oreille et transmises ainsi de génération en génération. Ce fait permet d’expliquer les traditions et les différences régionales. Cette pratique n’était pas un problème majeur pour des chorales professionnelles comme celles du Vatican ou du chapitre de Metz, où le chant grégorien était une pratique quotidienne. Mais il en était tout autrement pour les églises paroissiales depuis que Charlemagne avait imposé l’emploi généralisé du chant grégorien. Dans la plupart des cas, ces églises ne disposaient que de quelques chanteurs occasionnels lesquels s’estimaient déjà très heureux de connaître par cœur les chants pour quelques grandes fêtes. Il est probable que cette situation ait fortement contribué au développement d’un système de notation musicale.

Le rythme et le ton

Avant de passer à la notation, un événement capital s’était produit. Notker le Bègue (Balbulus), moine de Saint-Gall en Suisse, avait mis au point un système pour mémoriser les mélismes. Il s’agissait d’aider les jeunes chantres à mémoriser ces vocalises sur une seule syllabe, qui parfois interminables et archi-compliquées, qui ornaient surtout les lettres « e » et « a » des mots Kyrie et Alleluia. Notker eut l’idée d’associer à chaque note un mot, ce qui permit une mémorisation beaucoup plus aisée de la mélodie. C’est ainsi que sont nés les tropes et les séquences. On trouve l’exemple le plus connu de cette méthode dans le Kyrie de la IIe messe où Notker remplaça, dans le Kyrie eleison, le mélisme de 21 notes sur le « e » par le texte : Kyri-E, fons bo-ni-ta-tis, Pa-ter in-ge-ni-te, a quo bo-na cun-cte pro-ce-dunt, eleison. Ce qui à l’origine ne devait être qu’un aide-mémoire connut un succès foudroyant. La technique se répandit en un clin d’œil à travers toute l’Europe et bientôt tropes et séquences envahirent tout le répertoire. Qu’il fallut parfois faire violence au rythme original du jubilus était le moindre souci de Notker.
Heureusement, d’autres ne furent pas insensibles à cet aspect. Et c’est ainsi que vers la même époque on voit naître les premiers essais, timides il est vrai, d’une écriture ou graphie de la musique. Ces signes ou neumes d’aspect assez cabalistique furent écrits, dans des manuscrits, au-dessus des textes à chanter. Ils indiquaient avec une précision admirable le rythme et la ligne générale du chant. Ces manuscrits adiastematiques ne contiennent cependant pas encore d’indications à propos de la hauteur du ton et de la mélodie. Il faudra attendre le XIIe siècle pour voir apparaître les premières notations diastématiques (avec indication du ton) du grégorien. On essaya d’abord de placer la mélodie de façon assez approximative autour d’une ligne, sans indication du ton, tracée à la pointe sèche sur le parchemin. Des manuscrits ultérieurs portent deux et même quatre lignes et, ce qui est très important, emploient les clés de sol et de fa pour indiquer la place du demi-ton. C’est ainsi que l’on parvint enfin à fixer les mélodies pour la postérité. Et ce n’était certes pas trop tôt car dès l’an mil, le grégorien commence à s’altérer. Au XIIe siècle, on se mit à écourter de façon draconienne les mélismes et les Cisterciens parvinrent même à élaguer toutes les notes hautes et basses pour n’en conserver que dix. Pour ce faire, ils s’appuyèrent sur les pages de la Bible où David avait chanté dans un de ses Psaumes de louer le Seigneur sur la harpe à dix cordes.
Pendant les siècles suivants, le grégorien continua à être mutilé. L’essor de la polyphonie avec sa rythmique de notes égales, la valeur des unes étant un multiple de celle des autres, fit disparaître dans la pratique le rythme subtilement naturel du chant grégorien. Et lorsque les humanistes se mêlèrent de l’accentuation en partant du latin en ne considérant que le latin classique, il ne resta que peu de choses des mélodies virtuoses des VIIIe et IXe siècles. Pour illustrer cette décadence, il suffit de se rappeler ces grosses et grasses notes carrées de l’édition Pustet de 1871. C’est donc un grégorien complètement dénaturé et raboté que le pape Léon XIII impose en 1894, un grégorien dont on perçoit encore de nos jours l’écho dans les chœurs de certaines paroisses ankylosées et chez les sacristains sous-payés.

Un travail de bénédictin

Vers le milieu du XIXe siècle, la pratique du grégorien s’approchait du zéro absolu. Mais en 1847, la découverte du manuscrit H 159 de Montpellier marqua le point de départ de la restauration pénible de cette musique plus que millénaire, un travail qui s’avéra des plus ardus. Le manuscrit en question datait du XIe siècle ; il comportait une notation double : le texte, des neumes et en dessous de ceux-ci, une lettre de « a » à « p » indiquant la hauteur des sons. Ainsi, les musicologues possédaient enfin un premier indice dans la découverte du sens des petits signes mystérieux qu’ils avaient rencontrés dans tant de manuscrits. En 1860 deux moines bénédictins enthousiastes de l’abbaye de Solesmes, Dom Joseph Pothier et Dom Paul Jausions, entament un pèlerinage à travers l’Europe à la recherche de manuscrits neumés qu’ils recopient soigneusement avec une patience d’ange. Il leur faudra parfois cinq ans pour copier un seul manuscrit. Car comme ils ne comprennent rien aux petits signes, ils s’efforcent de les recopier avec une précision absolue.
Maintenant que nous connaissons le sens de tous ces tirets, points, courbes et autres signes, nous pouvons davantage estimer à sa juste valeur ce travail titanesque, d’autant plus qu’aujourd’hui nous connaissons l’importance de la moindre variante, aussi minime soit-elle. Vers la fin du siècle, il fut enfin possible de photographier les manuscrits. Ce travail énorme, effectué sous la direction de Dom André Mocquereau, se solda par une collection de plus de 600 manuscrits de toutes sortes de livres de chant. On constata bien vite que les neumes d’une même pièce présentaient une étonnante similitude dans les différents manuscrits et ce, malgré le fait que ces manuscrits proviennent d’aires géographiques parfois très éloignées. Cela semblait donc indiquer qu’il y avait eu une grande unité dans le répertoire de l’Europe Occidentale du IXe siècle.
[Le point de départ : l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes]

C’est en 1883 que Dom Pothier publia son Liber Gradualis contenant, pour la première fois, une restitution des chants de la messe basée sur les nouvelles découvertes. L’une des différences les plus notoires avec l’édition Pustet consistait dans le groupement des notes que Dom Porthier a calqué sur les neumes des anciens manuscrits. Son collaborateur, Dom Mocquereau - avec lequel il se brouillera plus tard - ira plus loin en entreprenant, en 1889, l’édition de fac-similés de manuscrits dans la série Paléographie Musicale. Mocquereau veut scientifiquement et de manière systématique, aller au fond des choses. Il entend, pour reprendre ses propres mots, dresser un char d’assaut scientifique devant Pustet. Ce terme martial illustre à merveille la situation. Pustet détenait un privilège papal qui lui garantissait pour trente ans le monopole des éditions de musique d’église, monopole qu’il n’entendait pas céder sans coup férir uniquement parce que quelques moines français étaient d’un autre avis. Mais c’était compter sans Dom Mocquereau qui faisait honneur au surnom de lion qu’on lui avait donné à l’abbaye. C’était un lutteur, un tenace et un travailleur acharné prêt à se battre pour ses idées. En 1904, il remporta la victoire lorsque le pape Pie X reléga l’édition Pustet aux archives et chargea Dom Pothier et Dom Mocquereau de préparer l’édition vaticane selon les acquis de Solesmes. Bien vite cependant, les membres de la Commission se chamaillèrent à propos de la méthodologie et c’est finalement Dom Porthier qui, indépendamment de Solesmes - qu’il avait d’ailleurs quitté depuis une dizaine d’années - prépara l’édition Vaticane du Kyriale et du Graduel. Mais Mocquereau aura sa revanche. En 1908 paraît chez Desclée, à Tournai, le Graduale Romanum, identique à l’édition vaticane mais pourvu de signes rythmiques par Mocquereau. C’est surtout le petit trait vertical d’accent ou ictus qui deviendra fameux et constituera la base de la méthode Mocquereau qui a formé des centaines de milliers de grégorianistes. Personne ne s’inquiétait de ce que le comptage des notes soit parfois en contradiction flagrante avec le rythme verbal qui est la base même du grégorien alors que la parole, le texte, avait une importance capitale dans le style du chant quotidien de Solesmes.
Le grand malentendu

Ce dilemme était profondément ressenti par le jeune Dom Eugène Cardine qui entra à l’abbaye en 1928. Bien vite il se rend compte que Solesmes ne suivait pas, dans les faits, la méthode dite de Solesmes. Ce constat l’incite, en 1934, à s’attaquer de façon scientifique aux neumes. Ce travail aboutira en 1968, alors qu’il est déjà professeur à l’Instituto Pontificio di Musica Sacra, à la publication de l’ouvrage de base de la sémiologie rédigé en collaboration avec l’Allemand Goddehard Joppich et le Suisse italien Luigi Agustoni. Cette sémiologie ou science des signes essaie de découvrir ce qu’était la pratique du grégorien au IXe siècle.
La méthodologie scientifique employée par Cardine est impressionnante. Il transcrit sur de grandes feuilles de papier (50x60 cm) les neumes d’un même chant pris dans neuf manuscrits. Les neuf manuscrits utilisés pour cette édition critique du Graduale Romanum avaient été choisis avec grand soin comme étant les plus représentatifs. Si, à Solesmes, on avait déjà intuitivement réparti les manuscrits en diverses familles, la preuve scientifique de cette parenté était une autre paire de manches car une collection de plus de trois mille manuscrits n’est pas une mince affaire. Grâce à l’ordinateur - non pas les PC mais les gros et lourds mainframes des années 70 - on parvint à cristalliser neuf familles dont on choisit comme référence les meilleures et les plus anciennes. Et à la comparaison de ces neuf sources, on est frappé par la grande concordance, ce qui prouve une diffusion uniforme du grégorien à cette époque. Cette concordance est plus immédiatement observable dans le répertoire de la messe. Comme de tout temps, la prière de chœur a pu jouir d’une plus grande liberté, on peut constater à ce propos une plus grande variété entre les manuscrits.
Cardine a découvert que ces signes bizarres, ces neumes, donnaient essentiellement des indications sur l’importance de certaines notes. Mocquereau avait lui aussi découvert que les notes se groupent, mais il se trompait en pensant qu’à l’instar des notes modernes, la première note de chaque groupe était la plus importante. Le grand mérite de Dom Cardine, c’est précisément d’avoir démontré que dans la musique grégorienne, c’est la dernière note du groupe qui est en réalité la plus importante. Dans la graphie, les scribes rattachaient donc les notes moins importantes conduisant vers un point fort à la note importante. Voilà une découverte capitale pour la pratique du chant. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer deux enregistrements du même chant, l’un dirigé par Dom Gajard et l’autre par Dom Claire (avant et après Cardine) et on remarquera la différence de rythme et d’ambiance.

La Musique

1.Le texte
2.Le rythme
3.La mélodie
•••Les mélodies les plus anciennes
•••Le chant syllabique
•••Le chant mélismatique
4.Les neumes
•••Les notes simples
•••Le Punctum
•••La Virga
•••••Groupes de deux notes
••••••••Le Pes ou Podatus
••••••••La Clivis
•••••Groupes de trois notes ou plus
••••••••Le Torculus
••••••••Le Porrectus
••••••••Le Climacus
••••••••Le Scandicus
•••••Notes liquescentes
••••••••L’Oriscus
••••••••Le Quilisma
••••••••Le Custos
5.La notation
•••Saint-Gall
•••Laon
6.Les modes
7.La liturgie
•••La messe
•••L’office
•••L’année liturgique
8.Vocabulaire

Le texte

Dans le chant grégorien, le texte c’est tout car le chant est né de la récitation, de la lecture des textes liturgiques. Lorsque le nombre d’auditeurs s’accrût, on se mit à réciter à haute voix avec une voix chantante et sur un seul ton. Si cela contribua certainement à la compréhensibilité du texte, il n’empêche que bien vite l’attention se relâcha du fait de la monotonie. Pour y remédier, des lecteurs créatifs se mirent très tôt à placer des accents. Aux endroits où à la lecture ordinaire on a coutume d’élever la voix, ils haussèrent le ton ou bien, tout comme la voix fléchit à la fin d’une phrase, ils abaissèrent le ton sur la syllabe finale. Pour en avoir une idée, il suffit de se rappeler la récitation des formules simples comme le Dominus vobiscum, Et cum Spiritu tuo ! Bien vite on se met à amplifier les ornementations. Aux syllabes importantes, on ajoute des fioritures et la fin de la phrase - la cadence - est déposée gracieusement. On peut encore entendre ces formes primitives si belles dans les lectures comme l’épître et l’évangile, les préfaces, les passions chantées, la prière eucharistique, le Pater Noster, les litanies chantées, l’ordinaire de la messe des défunts et bien entendu les nombreux chants de l’office quotidien. Mais le peuple exige plus, et les bons chantres veulent bien entendu montrer ce dont ils sont capables. Ainsi les tons de récitation si simples au départ vont-ils se développer pour devenir des mélodies de plus en plus compliquées. A la fin, on se mit à chanter vingt notes et plus sur une seule syllabe, les mélismes. La lecture devint une musique très riche dont certaines pièces ne pouvaient plus être chantées que par des chantres professionnels à la voix formée et exercée.

Néanmoins, le grégorien, si riche et orné qu’il soit, reste avant tout une musique du texte. La compréhensibilité de ce texte reste l’exigence majeure. Les mots, les phrases et les incises forment un tout et doivent être chantés comme tels. Voilà ce qui est donc à l’opposé du chant polyphonique, où la musique prime alors que le texte n’est bien souvent qu’un incitant à la composition.
Ce constat ne manque pas d’avoir des conséquences au niveau de l’exécution du chant grégorien. Le grégorien a pour ainsi dire grandi avec le latin. Il y a certes quelques vestiges en grec, les plus connus étant le Kyrie eleison, et l’Hagios o Theos des Impropères du Vendredi Saint, mais le latin est bien la langue véhiculaire du grégorien. Il s’agit bien entendu du latin d’église, le latin tel qu’il était pratiqué au Moyen-Âge et qui se différencie du latin classique surtout par la prononciation. L’importance du texte impose donc aux chanteurs une bonne compréhension de ce qu’ils chantent. Le grégorien se chante a cappella, c’est à dire sans aucun accompagnement instrumental, donc même pas de l’orgue. Si on admet une dérogation pour le chant populaire, l’accompagnement est absolument prohibé pour une schola. Le grégorien est aussi purement monophone ou sur un seul ton. Bien que les avis soient partagés, le grégorien ne se prête pas au chant en octaves : donc pas de chœurs mixtes en grégorien. Les chœurs de femmes et d’hommes peuvent parfaitement chanter le grégorien, mais on ne peut pas les faire chanter ensemble. On peut pratiquer un chant alterné où chaque schola chante à son tour, par exemple lors de l’exécution d’un psaume.
Pour conclure on peut donc dire que le texte est la base essentielle de tout chant grégorien. Celui qui veut chanter le grégorien doit donc commencer par lire et comprendre le texte et saisir les rapports entre les différentes incises de la phrase. La musique viendra ensuite.

Le rythme

La musique grégorienne se différencie très fort de la musique moderne. C’est surtout dans le domaine de la structure que cette différence se remarque le plus. C’est en effet une musique à structure rythmique libre qui diffère beaucoup du mètre qui répartit la musique en petites séquences équivalentes. Le mètre se rencontre dans presque toutes les musiques que nous connaissons ; la musique classique, le jazz, le pop ou le house.
Au fond, mètre et polyphonie sont très étroitement liés. En effet, lorsque les polyphonistes créèrent leurs premières compositions, ils se virent immédiatement confrontés à un problème majeur: comment faire pour que les chanteurs (ou les instruments) qui produisent des mélodies différentes non seulement puissent non seulement commencer mais encore arriver ensemble au même moment à la fin de la pièce ?
Cela n’est possible que si on se tient à un mètre strict, car alors toutes les notes ont une valeur égale et on peut les additionner jusqu’à ce que la somme soit égale. Tout le monde arrive ainsi exactement au même moment à l’arrivée. Cela vaut autant pour un motet d’Ockeghem, que pour une symphonie de Beethoven ou une chanson des Spice Girls.
Le grégorien, lui, ne connaît pas de mètre, mais bien un rythme. C’est un mouvement naturel ascendant et descendant comparable à la marée : on peut prévoir sa montée et sa phase basse subséquente, mais chaque mouvement, chaque vague, a son allure propre : un peu plus rapide, un peu plus ample ou au contraire avec plus de retenue. Il en est de même pour le rythme grégorien : il semble assez régulier mais n’empêche qu’il y a une grande dose de liberté. Et cela, le grégorien le doit à sa monophonie, car à l’arrivée personne n’est là pour attendre pour déposer ensemble la mélodie dans une belle harmonie. Voilà ce qui donne au grégorien son caractère captivant.
Alors que chanter la note juste n’est pas un grand problème, saisir le rythme correct est une autre paire de manches. Une mélodie grégorienne possède une structure rythmique stratifiée, basée sur le rythme du mot. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles dans les livres de chant, les accents des mots sont toujours indiqués. La tension s’accroît à mesure qu’on se rapproche de l’accent, après quoi il y a une détente. Outre l’accent du mot, il y a encore l’accent de la phrase pouvant à son tour être subdivisé en rythme d’incises. Ainsi, une phrase grégorienne constitue-t-elle une interaction complexe de rythmes qui se soutiennent mutuellement et donnent au chant son grand relief.
À la grande époque du grégorien, les chanteurs ne connaissaient pas seulement les mélodies par cœur, mais la tradition orale communiquait aussi scrupuleusement les subtilités du rythme. Lorsqu’au Xe siècle le grégorien tomba en déclin, on parvient à noter les chants, et ce, juste à temps avant que la tradition orale se perde.
À ce moment, on ne parvint pas encore à noter la hauteur des sons de manière certaine, mais, pour consigner le rythme, les moines avaient développé un système graphique très raffiné, les neumes ou signes. Pendant de longs siècles ces neumes restèrent un des grands mystères des manuscrits et entre-temps le grégorien se dégrada complètement.
Mais voici que depuis un bon siècle on ne cesse de progresser dans la connaissance de cette langue cryptée, notamment grâce aux efforts des moines de Solesmes. Cet acquis permet aujourd’hui de chanter le grégorien avec son rythme original. Depuis, la pratique du grégorien est passée de l’égrenage de notes à la véritable musique.

La mélodie

Les mélodies les plus antiques

Il est quasiment certain que les mélodies les plus antiques méritaient à peine cette appellation. Le chantre récitait un texte sur une seule note en essayant d’être le plus compréhensible possible. Plus tard on se mit à enjoliver cette récitation monotone en élevant ou en baissant par exemple d’un ton ou d’un demi-ton sur l’accent verbal. La note finale pouvait, elle aussi, être baissée, question d’indiquer que c’était la fin du texte. C’est ainsi que sont nées les mélodies primitives à deux, trois et tout au plus quatre tons. Progressivement, ces mélodies se sont développées pour aboutir à leur forme actuelle. À ce propos, il convient de garder à l’esprit la distinction essentielle entre les chants syllabiques et les chants mélismatiques.

Les chants syllabiques

Ces chants n’ont essentiellement qu’une seule note ou neume (bref groupe de notes) sur chaque syllabe. Ces chants vous sont certainement bien connus; il suffit de penser aux lectures et prières chantées. Le Pater Noster en est un exemple typique, ainsi que les préfaces. Beaucoup de chants syllabiques se rencontrent aussi dans l’Office.

Chants mélismatiques

Les chants mélismatiques, au contraire, sont de véritables compositions avec de longues séries de notes sur une seule syllabe. Il suffit pour s’en rendre compte de jeter un coup d’œil sur le Kyrie ci-dessus. La première fois, pas moins de 13 notes couvrent la lettre e, le deuxième, 9 notes. Or il s’agit ici de mélismes encore fort peu modestes. C’est surtout dans les alléluias et les graduels que les chantres ont pu s’adonner de tout cœur à l’ornementation en brodant de longues séries de notes, préfigurant les vocalises de l’opéra. Ces longs mélismes se rencontrent également dans les répons des matines.

Les neumes

Le neume est une note ou un groupe de notes rattaché à une syllabe. Il peut s’agir d’une seule note et d’un mélisme de dix ou vingt notes. Ce qui importe, c’est de retenir que le neume est un tout indivisible et qu’il doit être exécuté comme tel avec une grande souplesse. La musique grégorienne est écrite depuis des siècles sur une portée de quatre lignes. Il y a deux clés : la clé de « do » (un « C » stylisé sur la 4e, la 3e et une seule fois sur la 2e ligne) et la clé de « fa » (un « F » stylisé sur la 3e ligne et une seule fois sur la 4e ligne, dans l’offertoire Veritas mea du commun des martyrs). La graphie des notes se présente principalement comme les neumes de base (ou de combinaisons) repris ci-dessous :

Notes simples
Punctum
Virga
Il s’agit de deux notes simples qui peuvent être utilisées de façon isolée ou combinée avec d’autres.

Groupes de 2 notes
Le Pes ou Podatus
Clivis
Le pes (podatus) se compose de deux notes, une note basse suivie d’une note plus haute. La note basse est toujours chantée en premier lieu.
La clivis est le contraire du pes: des deux notes, une haute suivie d’une plus basse, c’est toujours la plus haute qui est attaquée en premier lieu.
Groupes de 3 notes et plus

Le Torculus
Le Porrectus
Le Climacus
Le Scandicus

Le Torculus se compose de trois notes, la médiane étant toujours la plus élevée. Les intervalles entre la première note et la plus haute et entre celle-ci et la suivante peuvent varier.
Le Porrectus est l’image inverse du torculus: haut-bas-haut. Les deux premières notes de ce groupe sont représentées par les angles de la ligne qui relie la première note (haute) à la seconde (basse).
Le Climacus est un groupe de trois ou quatre notes descendantes. La première note, la plus haute, est écrite normalement, les notes suivantes sont représentées par une ligne descendante de petits losanges: ce groupe est parfois appelé subpunctus.
Le Scandicus est l’image inverse du climacus: trois notes ou plus en ligne ascendante. Le salicus est une forme dérivée du scandicus dont l’avant-dernière note du groupe est constituée par un oriscus (voir infra). Cette forme est peu reconnaissable dans la graphie classique des livres de chant. N’empêche que cette distinction est importante pour le rythme puisque dans le salicus, la tension de la voix est attirée ver la note la plus haute.

Les notes liquescentes

On trouve la liquescence ou la note liquescente uniquement à la fin d’une syllabe lorsque le passage à la syllabe suivante présente une certaine difficulté pour la prononciation, ainsi par exemple lorsque la lettre terminale est un m comme dans sanctum, ou lorsque deux consonnes se rencontrent comme par exemple dans non confundentur. La liquescence est indiquée dans l’édition Vaticane par une note beaucoup plus petite que les autres qui est accrochée à la fin du groupe de neumes. Pour garantir une bonne exécution, il suffit tout simplement de bien articuler le texte.

L’Oriscus

Dans l’édition vaticane on ne fait pas de distinction graphique entre l’oriscus et la note normale. Or au Moyen-Âge, cette distinction était bel et bien présente et bien indiquée. Ce n’est qu’au courant du XXe siècle qu’on s’est rendu compte que l’oriscus annonce toujours une note suivante importante. Le Liber Hymnarius a remis l’oriscus en honneur dans la graphie carrée.

Le Quilisma

Voilà une note bien particulière. On la rencontre surtout dans les groupes ascendants, tels que le pes ou le scandicus. De façon générale, elle est à considérer comme une note de passage à exécuter presque en glissant. Mais il y a des indices que cette note aurait aussi un sens mélodique, car il est frappant de constater que, très souvent, elle se situe sur le demi-ton.

Le Custos

On le rencontre à la fin de chaque ligne de la portée ou quand il y a changement de clé. Il se présente comme une note en réduction avec une petite queue vers le haut. Il sert à indiquer la première note de la portée suivante et n’est jamais vocalisé.
La notation

[Fragment de neumes du manuscrit de Laon 239 - Metz vers 930]
Dans le courant des siècles, la graphie des neumes a subi de fortes variations. Au début la notation - qui n’a débuté que vers le Xe siècle - consistait essentiellement en de simples accents, petits tirets ou boucles au dessus des textes. C’est seulement dans le courant du XXe siècle qu’on s’est rendu compte de l’extrême précision avec laquelle ces petits signes traduisaient les nuances les plus subtiles du rythme. Ces signes ne permirent toutefois pas d’indiquer la hauteur du ton, mais au fait cela n’était pas nécessaire, vu que les chantres connaissaient le répertoire par cœur. Partant des neumes les plus antiques comme Saint Gall et Metz, jusqu’aux variantes les plus modernes des notations Lagal ou Flexus, la transcription du grégorien a connu une très grande évolution. Il est facile de suivre dans les manuscrits comment le neume a évolué pour devenir une note en comparant les différentes versions d’un même fragment de l’offertoire Illumina du dixième dimanche de l’année. À partir du Xe siècle on rencontre des manuscrits adyastématiques comme le manuscrit Mont Renaud de Noyon, où les neumes ne donnent pas la moindre indication sur le ton.
On trouve quelques indications sur la hauteur du ton dans le manuscrit Laon 239 de Metz (vers 930) et Chartres 47.
Dans le manuscrit Einsiedeln 121 de Saint-Gall, quelques lettres significatives donnent déjà plus de précisions.
Dans le manuscrit Bénévent 33, le passage à l’écriture diastématique est déjà plus net.
Dans les premiers manuscrits véritablement diastématiques, comme Paris B.N. 776 d’Albi (composé avant 1079) les neumes sont encore tracés sans aucune portée (in campo aperto).
Plus tard on les ordanna autour d’une ligne comme dans le manuscrit Paris B.N. 903 de Saint Yrieix.
Fin XIe et début XIIe siècle on rencontre pour la première fois l’indication de clés de do(C) et de fa (F) pour situer le demi-ton (Bénévent 34). Dans Graz 807, on rencontre même deux clés avec quatre lignes.
Le manuscrit de Montpellier H 115 présente un intérêt tout particulier puisqu’il donne une notation double, neumes et lettres pur indiquer les notes. Mais entre-temps le déclin a fait son oeuvre; pour s’en rendre compte, il suffit de feuilleter l’Édition Tournay de Clément VIII de 1620.
Dans l’édition Pustet ou Neo-Médicea qui obtint cependant les recommandations papales et le privilège d’impression pour 30 ans, il ne reste plus rien de la grande subtilité du grégorien.
En 1883, Dom Pothier réagira avec son Liber Gradualis, où on remarque surtout les intervalles laissés entre les groupes de notes comme résultat des recherches sémiologiques.
En 1908 paraît l’Édition Vaticana. On la doit principalement à Dom Pothier. Nonobstant les progrès réalisés depuis lors dans la recherche scientifique, les notes, les groupements et les traits de division de ce graduel restent prescrits par Rome. Voilà pourquoi ils ont été repris tels quels dans le graduel romain moderne de 1974.
(Exemples musicaux repris chez Fred Schneyderberg, Cursus Gregoriaans, partie II, 1987) :
http://www.schuyesmans.be/gregoriaans/FR/FRmu_05.htm
http://www.schuyesmans.be/gregoriaans/FR/FRmu_06.htm

La liturgie

La liturgie forme le cadre naturel du chant grégorien. Elle se compose de l’ensemble des lectures, prières et rites constitutifs du culte chrétien, organisé en un certain nombre de rituels quotidiens qui culminent dans la messe ou eucharistie. La célébration s’adresse à tous les croyants. Elle est pour essentiellement un repas symbolique où le sacrifice de Christ est renouvelé sous les espèces du pain et du vin. L’office, quant à lui, constitue la prière de chœur quotidienne que moines et prêtres adressent le jour et la nuit en louanges à Dieu. La messe et l’office sont imbriqués dans l’année liturgique articulée autour des trois grandes fêtes de Noël de Pâques et de la Pentecôte et du calendrier des saints.
Même si dans l’Église des tout premiers temps l’évêque local était très libre dans l’organisation de la liturgie, on distingue néanmoins déjà deux parties fixes: la prédication et la louange. C’est le pape Grégoire le Grand ( 540-604) qui le premier mit de l’ordre dans la diversité et c’est au cours des premiers siècles de l’ordo romain que le grégorien a connu son plus grand éclat.
Ce n’est qu’au Moyen-Âge plus tardif, lorsque s’est installée la décadence, qu’on s’est mis à ajouter des tas de fantaisies comme les tropes et les séquences. C’est aussi l’époque où on voit naître les drames liturgiques, ces sortes de pièces de théâtre primitives qui étaient représentées dans les églises ou sur leurs parvis autour de Noël et de Pâques.
Le concile de Trente (1545-1553) élague ces excès et confirme les grandes lignes de l’ordo romain. Mais l’ordo trentin est lui aussi le fruit d’une époque et diffère en de nombreux points des usages de l’aube du Moyen-Âge. En 1911, le pape Pie X entreprit une première tentative de restauration qui porta surtout sur une refonte profonde de l’office. En 1955 on s’attaqua à la liturgie de la Semaine sainte (la semaine avant Pâques commémorant la passion du Christ). Le concile Vatican II (1962-1965) instaura un ordo totalement renouvelé mais en 1984, la Congrégation du service divin autorisa de nouveau et sous certaines conditions la célébration de la liturgie eucharistique trentine. Selon une erreur très répandue, le concile Vatican II aurait supprimé le grégorien, alors que rien n’est moins vrai.

La Messe

Elle est le point culminant de la liturgie quotidienne. Ce rituel a connu une longue évolution. Telle qu’on la connaît aujourd’hui avec sa division stricte, elle est constituée d’une partie fixe et d’une partie variable. Les textes de la partie fixe, l’ordinaire, remontent bien souvent aux premiers temps du christianisme et comportent des acclamations, des chants de louanges et des professions de foi. Quant aux textes de la partie variable, le propre, ils sont très souvent tirés de la Bible.

L’office

L’office, la louange quotidienne, la prière de chœur des moines est divisé en office de jour et office de nuit. Le rituel part de l’idée que Dieu doit être loué nuit et jour. Les prêtres aussi prient leur office, le bréviaire, en silence. L’office n’acquiert sa réelle valeur que s’il est chanté. Hélas, cela se pratique de moins en moins. Dans certaines abbayes, le chant grégorien a été remplacé par des chants en langue vernaculaire, dans d’autres, on chante l’office recto tono, sur une seule note. Est-ce une plus value ? Dans d’autres encore, on limite le chant grégorien à quelques offices ou aux jours fériés. Il y a malgré tout encore des abbayes où la prière de chœur est chantée chaque jour, et c’est une bonne chose.

L’année liturgique

L’année liturgique est divisée en deux parties, la plus importante étant le Proprium de Tempore (Propre du Temps) avec ces temps articulés autour de Noël, Pâques et la Pentecôte. À cela s’ajoute une deuxième division: Proprium de sanctis (le Propre des saints) comportant la célébration des Saints. Les deux divisions peuvent se compléter, mais parfois aussi se superposer. Parfois même une fête d’une cycle peut prendre la priorité sur une célébration de l’autre cycle. En fait, tous les saints ne possèdent pas leur propre messe et, le cas échéant, ils puisent dans les chants communs appartenant au Commun des saints (Commune Sanctorum).

La Messe: son histoire

Il n’est pas aisé de reconstituer l’histoire des premier temps de l’église chrétienne. Il est toutefois fort probable que le culte chrétien primitif soit issu dans une mesure non négligeable du culte juif. Celui-ci était composé de lectures de l’Écriture, d’une homélie, du chant des psaumes, de prières et de louanges. Ces éléments ont probablement tous été repris dans le culte chrétien. Très rapidement, on se mit aussi à commémorer à travers l’année des événements de la vie du Christ. On choisit alors des psaumes pouvant y être rattachés.
Au temps des persécutions, lorsque les chrétiens se voyaient contraints de se cacher dans les catacombes, ces services étaient assez brefs et simples. Après l’édit de Milan, par lequel l’empereur Constantin accorda la liberté de culte aux chrétiens, la liturgie prit son essor. Il est fort probable que le service hebdomadaire se composait à cette époque de deux grandes parties.
La première partie s’adressait aux nouveaux convertis, les catéchumènes. Elle avait un caractère essentiellement didactique. La deuxième partie était réservée aux fidèles. Ensemble, ils commémoraient la dernière cène au cours d’une cérémonie qui deviendra la célébration de l’eucharistie ou messe. Ce dualisme existe encore de nos jours où on distingue encore entre la liturgie de la parole (Liturgia Verbi) avec ses prières et ses lectures, et l’eucharistie (Liturgia Eucharistica), qui commémore la passion du Christ. Les prières et les chants de la messe actuelle peuvent être répartis en ordinaire (Ordinarium), propre (Proprium) et les prières et lectures. L’ordinaire comporte les chants qui ont un texte fixe et qui, à quelques rares exceptions prés, font partie de chaque messe.
Ils peuvent avoir des mélodies différentes en fonction de l’importance de la fête ou du temps de l’année. Le propre comporte les chants spécifiques à chaque fête et qui sont donc en principe différents pour chaque messe. Au niveau des prières et des lectures, il y a également des textes fixes et des textes adaptés à la fête du jour.

Division de la Messe
Célébration de la Messe
L'Office

L’année liturgique : Le propre du temps (Proprium de Tempore)

Le temps de Noël

Le temps de Noël est articulé autour de la fête de la Nativité (25 décembre), la célébration de la naissance de Christ. Cet événement est préparé par l’avent (4 dimanches) et est suivi par le temps de Noël. Selon l’ancien calendrier on célébrait le 1er janvier la circoncision du Christ et le 6 janvier la Fête des Rois ou Épiphanie. Aujourd’hui, le 1er janvier est devenu la fête de la Sainte Vierge, Mère de Dieu tandis que les Rois sont célébrés le dimanche le plus rapproché du 6 janvier. Pendant le Temps de Noël on célèbre aussi quelques saints qui sont étroitement liés aux événements de Noël, notamment saint Étienne, premier martyr (26 décembre), l’apôtre Jean (27 décembre) et les Saints Innocents (28 décembre). Le cycle de Noël s’étend donc du premier dimanche de l’avent jusqu’au 13 janvier inclus. Les dimanches restants jusqu’au début du carême sont pris dans les Dimanches pendant l’année.

Le temps de Pâques

Le cycle pascal est articulé autour de la fête de Pâques qui célèbre la résurrection du Christ glorifié. La date de la fête de Pâques est une date variable en fonction de lune. Le concile de Nicée (325) a fixé la date de Pâques au premier dimanche suivant la première pleine lune après le début du printemps. Ainsi Pâques peut tomber au plus tôt le 22 mars et au plus tard le 25 avril. Le jour de Pâques est précédé par le carême ou quadragésime qui débute le mercredi des cendres. Suivent les six dimanches du carême. Les deux derniers dimanches avant Pâques sont appelés respectivement le dimanche de la passion et le dimanche des rameaux. Pendant la dernière semaine avant Pâques, la Semaine Sainte, on commémore la Passion et la mort du Christ. Les trois derniers jours de cette semaine ou Triduum Pascal, en sont les temps forts avec les commémorations de la dernière cène (Jeudi saint), et de la mort du Christ (Vendredi et Samedi Saints). Le jour de Pâques est suivi de la Semaine de Pâques et ensuite des cinq dimanches après Pâques. La fête de l’Ascension tombe sur le jeudi suivant, vient ensuite encore un dimanche après Pâques et enfin la fête de la Pentecôte. La semaine de Pentecôte clôture la cycle Pascal.

Les dimanches dans l’année

À partir du dimanche après la Pentecôte, on reprend les dimanches dans l’année au point où on les a quittés entre le cycle de Noël et le cycle de Pâques. Mais avant cela, il faut encore célébrer la Sainte Trinité (le dimanche après la Pentecôte) et le Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ (le jeudi après la Trinité).

L’année liturgique: Le propre des saints (Proprium Sanctorum)

Le nouveau calendrier des saints tel qu’il a été arrêté par le Concile Vatican II est bien plus court qu’auparavant. On a en effet procédé à un grand nettoyage et bon nombre de saints dont l’historicité est douteuse ont été rayés du calendrier. Aujourd’hui le calendrier des saints s’aligne davantage sur l’année civile. Jadis l’année commençait le 28 décembre afin de pouvoir serrer de plus près le début de l’avent. D’autre part, les fêtes de saint Étienne, de saint Jean et des Saints Innocents, inclues auparavant dans le cycle de Noël, sont à présent intégrées dans le calendrier des saints mais cela a peu d’importance dans la pratique. On a aussi élagué pas mal dans le foisonnement des messes votives de tout sortes. Ainsi, depuis Vatican II n’y a-t-il plus qu’un nombre restreint de messes rituelles, de messes pour des besoins divers et de messes votives.
Retour à l'accueil