Le Chant de Virgile
Les poètes de l’Antiquité dans la musique de la Renaissance

HUELGAS-ENSEMBLE
Direction PAUL VAN NEVEL

Superius : Katelijne Van Laethem, Els Van Laethem, Cécile Kempenaers
Tenores : Eric mentzel, Harry van Berne, Jan Van Elsacker, Matthew Vine
Baritonans : Lieven Termont, Marius Van Altena
Bassus : Stephan Macleod
Violon Renaissance : An Van Laethem
Viole de gambe, lyrone : Paulina Van Laarhoven
Viole de gambe contrebasse : Mathieu Lusson
Flûtes à bec : Peter Declercq, Bart Coen

Si mes vers ne sont qu’un souffle
Ils n’en sont pas moins immortels
(Sappho de Lesbos, vers 600 av. J.-C.)

Tous ceux qui ont lu les auteurs classiques grecs et romains (et ceux qui ne l’ont pas fait n’ont aucune excuse, puisqu’ils ont presque tous été traduits) en sont arrivés à la même conclusion : ils avaient déjà tout écrit. dans une poésie d’une habileté merveilleuse et une prose passionnée, les écrivains et les poètes, de Platon à Virgile, de Sappho de Lesbos à Denys d’Halicarnasse, ont légué à la postérité leurs méditations sur les questions essentielles relatives à la vie, à la mort et au sens de l’existence d’une manière qui est restée universelle et durable.

La lutte pour le pouvoir, la honte, la fierté, la profanation, le désespoir, la folie, le fraticide, le meurtre de héros, le suicide, la tendresse, l’extase érotique, l’histoire, la haine aveugle, la passion dévorante, le cynisme, la dérision, la critique littéraire, le destin : rien ne manque, les auteurs grecs et latins ont déjà laissé à l’Europe un héritage de prose rhétorique et de vers fleuris.

Rien d’étonnant à ce que l’homme de la Renaissance se soit tourné vers l’Antiquité avec une admiration non dissimulée. Dans son Imago Mundi l’humaniste s’est efforcé de rétablir les valeurs éducatives des classiques ; outre la littérature, il a cherché à rendre une place d’honneur aux idéaux originaux de l’éthique et de la poétique.
Le retour aux valeurs classiques n’a pas simplement surgi à brûle-pourpoint à la fin du XVe siècle. Le vocabulaire du moyen Âge regorge de réminiscences de l’Antiquité. Dante et Pétrarque connaissaient mieux que quiconque leurs prédécesseurs grecs et latins. Pour n’en mentionner qu’un exemple, Francesco Petrarca (1304-1374) a écrit son poème épique en neuf parties Africa en hexamètres sur le modèle de l’Énéide de Virgile.

À l’époque où la musique se tourne pour la première fois vers les textes classiques à la fin du XVe siècle, les humanistes ont déjà fait un bon bout de chemin dans leur connaissance de la littérature de l’Antiquité. ils ne mettent pas en doute le concept antique de l’unité de la musique et de la poésie, mais la réalisation pratique de la formulation musicale de la poésie classique est néanmoins une tout autre affaire. les premiers compositeurs attirés par les pionniers humanistes ont rencontré les mêmes problèmes que ceux auxquels les auteurs classiques s’étaient trouvés confrontés. parmi les Grecs de l’Antiquité, il y avait deux courants reconnus pour coordonner la prosodie musicale et celle du texte.

L’école d’Alexandrie travaillait avec des modèles métriques quantitatifs dans lesquels le mouvement rythmique est déterminé par l’emploi de valeurs syllabiques longues et courtes et non par des accents rythmiques. le résultat est une déclamation purement métrique, dans laquelle les syllabes accentuées et non accentuées se présentent dans un rapport de deux pour un. Le mètre musical suit de façon stricte le modèle rythmique des pieds du vers.
D’autre part, l’école d’Aristote faisait appel aux accents rythmiques et dotait le texte d’une formulation rythmique plus malléable en allongeant et en réduisant les accents. Les poètes de cette école suivaient un modèle métrique moins rigide privilégiant un système rythmique plus souple qui intègre les accents.

On remarquera que dans les compositions du XVIe siècle, ces deux approches sont présentes et parfois même mélangées.

Les premières œuvres polyphoniques qui font appel à des textes de Virgile, Ovide et, au début, surtout aux odes d’Horace, voient le jour sous l’impulsion d’éminents humanistes. Le premier exemple - primitif - d’ode latine mise en musique se trouve à la fin du huitième livre d’une Grammatica de Franciscus Niger (Venise, 1480). L’ode va devenir la forme favorite des compositeurs qui s’appliquent à mettre en musique la littérature classique.

En 1497, Maximilien d’Autriche convoque l’humaniste Konrad Celtis à sa cour pour établir le Collegium poetarum et mathematicorum. Ce même Celtis va exercer une influence considérable et très étendue sur la mise en musique des odes dans toutes les régions germanophones.

Les humanistes sont convaincus que la musique constitue un élément essentiel dans la déclamation poétique. Les compositions doivent faire preuve d’un respect méticuleux de la prosodie littéraire (secundum naturam et tempora syllabarum et pedum). Les premiers exemples d’odes mise en musique (essentiellement sur des textes d’Horace) suivent les techniques de l’école d’Alexandrie dans lesquelles la scansion quantitative règne en maître suprême : les compositeurs ne font appel qu’à deux valeurs de notes (brève et semi-brève) afin de conserver le rapport de deux pour un. Ceci aboutit à une formulation homorythmique et syllabique librement mesurée des textes où le musiphilius (l’interprète) “... doit exprimer les valeurs musicales du rythme verbal selon les impulsions émotionnelles (effets) de l’âme et du corps” (Introduction des Melopoiæ sive Harmoniæ Tetracentiæ super XXII genera carminum Heroicorum Elegiacorum Lyricorum, première publication musicale (1507) entièrement consacrée aux odes d’Horace). On trouve les plus beaux exemples de ce style d’odes dans un recueil de Ludwig Senfl [trois sont enregistrées sur ce disque (4, 5 & 6)].

Le poète le plus fréquemment “mis en musique” est sans conteste Publius Vergilius Maro (Virgile). Son Énéide en particulier a inspiré à beaucoup de compositeurs des œuvres d’une nature parfois dramatique. Le monologue de Didon (Dulces exuviæ), dans le chant 4, juste avant qu’elle se suicide, était particulièrement prisé. Les passions du chagrin, du pathétique et du désespoir de celle qui choisit de s’infliger elle-même la mort au lieu de vivre dans la honte ont particulièrement attiré au moins seize compositeurs de la Renaissance. Il y a ici six versions divisées en deux groupes.
Le premier groupe de musiciens franco-flamands (Josquin des Prés, Anonyme [Mouton ?] et Orto) a totalement abandonné la manière des compositeurs d’odes allemands. Dans le style du motet si caractéristique de leur écriture, ils ont opté pour une approche du texte voisine de celle de l’école de pensée d’Aristote. Il n’y a donc aucun traitement strictement métrique du vers, mais une pulsation rythmique qui met en relief ses contours au moyen de l’accentuation. Avant tout, dans leur choix des tons modaux, ils insistent sur l’esprit et la substance intrinsèque du texte.
Ainsi, ce n’est pas par hasard si ces trois compositions sont écrites dans le mode hypoéolien ou dans le mode phrygien. le théoricien Zarlino décrit les caractéristiques de ces modes, avec leurs intervalles types en demi-tons, particulièrement dans les cadences, comme “... lagrimevoli & piene di lamenti” et “cose amatorie che contengono cose lamentevoli”.

Il convient de mentionner ici un autre fait assez dramatique. Deux de ces œuvres (Josquin de Prés, Anonyme) figurent dans un manuscrit dédié à Henri VIII et à sa première femme, Catherine d’Aragon. Il est frappant et particulièrement cynique que, peu après, Catherine ait dû subir le même destin que Didon lorsqu’elle fut répudiée par son mari. Une prophétie musicale...

Le deuxième groupe d’œuvres mettant en musique le monologue Dulces exuviæ (Vaet, Gerarde, Lassus) présente un tableau très différent. Ici aussi, on ne décèle aucune traces de rythme quantitatif. Des lignes mélodiques fluides et des imitations contrapuntiques alternent avec des passages homophoniques évidents, surtout chez Lassus, pour souligner l’évocation émouvante du chagrin et du désespoir de Didon. Vaet et Gerarde s’emparent du contenu émotionnel plus profond du texte dans le développement rhétorique de leur contrepoint. Cette seule composition fait regretter que Gerarde soit un compositeur totalement inconnu, surtout si l’on considère qu’il était tenu en grande estime à son époque et qu’il a laissé plus de deux cents œuvres, écrites en grande partie à la cour de Nonesuch Palace, en Angleterre. Son œuvre est conservée en manuscrit à la British Library.

Ces œuvres traduisent en outre l’esprit du texte au moyen des modes déjà mentionnés et du mode dorien, dont Zarlino dit qu’il convient à des textes “... piene di gravità... di cose alte & sententiose”.

Les Flamands Adriaan Willaert et Cipriano de Rore sont probablement les compositeurs les plus importants de la Renaissance qui ont su allier leur maîtrise musicale à leur connaissance des formes et des poètes classiques.
Adriaan Willaert, qui, soit dit en passant, a également mis en musique le monologue de Didon Dulces exuviæ, et Cipriano de Rore ont tous deux écrit une version d’O socii, un monologue du Chant 1 de l’Énéide de Virgile. Dans un langage très imagé, Énée tente ici de convaincre ses compagnons d’infortune de poursuivre leur voyage malgré la perte de sept navires.

Dans ce monologue, un mot revêt une importance particulière pour Willaert et de Rore, et constitue même la raison pour laquelle ils ont choisi ce texte spécifique. Il s’agit du premier mot du dernier vers : DURATE. Car coïncidence ou non (ce n’en est sûrement pas une), ce mot (tr. Durez ! Tenez bon !) était le devise d’Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1586), conseiller de l’empereur Charles V et de Marguerite de Parme, gouvernante générale des Pays-Bas. Sa dureté envers le protestantisme joua en sa défaveur dans le Nord. Mais, à l’inverse, il jouit d’une grande estime comme amateur des arts et protecteur généreux de nombreux musiciens du Sud. Ce n’est pas par hasard que dans l’édition originale imprimée à Venise en 1566, ces deux œuvres portent l’en-tête Illustrissimi et Reverendissimi Cardinalis Granvellani Emblema.

Toutefois, Willaert et de Rore poussent encore plus loin l’entrelacement de la musique et du sujet. Ils traitent le mot “Durate” comme un soi-disant Soggetto Cavato, ce qui signifie qu’ils combinent les trois voyelles du mot avec le motif musical Ut, fA, rÉ. Le motif apparaît dans les deux œuvres sous la forme d’un cantus firmus prolongé et constamment répété : chez Willaert à le deuxième et à la cinquième voix (l’œuvre est écrite à six voix) et, chez de Rore, à la deuxième voix de son œuvre qui en comporte cinq. Ce dernier compositeur montre particulièrement sa véritable maîtrise dans le maniement rhétorique du texte avec tous les moyens musicaux dont il dispose, concluant par une répétition constante de “Durate” à toutes les voix.

Dans cet enregistrement, Cipriano de Rore est représenté par une autre œuvre splendide. Donec gratus eram tibi est une composition merveilleuse sur un poème tout aussi remarquable d’Horace. Dans un dialogue, ce dernier et Lydie se remémorent l’ardeur passée de leur amour, puis vantent les vertus de leurs alliances actuelles et finissent par un aveu légèrement ironique de l’amour éternel qu’ils se portent l’un à l’autre. La musique de Cipriano de Rore est une représentation musicale extraordinaire et très détaillée du texte. Il fait appel à un chœur divisé d’un bout à l’autre du poème, les voix aigües chantant les paroles de Lydie et les voix graves celles d’Horace. Les deux chœurs ne s’unissent que dans la dernière strophe en une étreinte ardente. En outre, de Rore applique rigoureusement le système du mètre quantitatif : syllabique homorythmique et une procédure mélodique qui suit strictement la forme métrique de l’ode en aslépiades, forme de verrs lyrique qu’appréciait particulièrement Horace dans ses odes et qui consiste à faire alterner des pieds composés d’un spondée, deux choriambes et un iambe. En outre, de Rore dépeint les émotions internes du texte : il joue avec une grande virtuosité sur la diversité de l’esprit de ce texte en alternant modes et cadences et en utilisant des silences soigneusement calculés.

En conclusion, il convient de mentionner trois autres œuvres composées dans le sillage de la tradition culturelle classique de l’Antiquité.
Lamech, Judith et Rachel, page écrite dans le style éthéré de l’ars subtilior, montre que la mythologie de l’Antiquité - y compris celle de la Bible - a également continué à mijoter à feu doux au Moyen Âge. Les femmes de la Bible sont sommées de prêter leur voix à cette complainte accablée de douleur.

Vivons, m’amye, à huit voix, et le facétieux Vulcan fondz dedans ton four sont deux exemples de nombreuses traductions de textes classiques qui virent le jour au XVIe siècle. La première repose sur deux carmina de Catulle, alors que la dernière est la traduction d’un poème grec de l’école d’Anacréon.

La musique des flûtes et des lyres se mêle au bruit des crécelles et
les voix claires des jeunes filles chantent un chant sacré :
un son merveilleux et puissant s’élève vers les cieux qui réjouit les dieux.
(Sappho de Lesbos)
Extraits de +/- 50 secondes
Dulces exuviæ_1 (Josquin Desprez), Publius Vergilius Maro (Virgile), Enéide, Livre 4, v.651-654
Dulces exuviæ_2 (Jehan Mouton), Publius Vergilius Maro (Virgile), Enéide, Livre 4, v.651-654
Dulces exuviæ_3 (Mabriano de Orto), Publius Vergilius Maro (Virgile), Enéide, Livre 4, v.651-654
Dulces exuviæ_4 (Jakob Vaet), Publius Vergilius Maro (Virgile), Enéide, Livre 4, v.651-654
Dulces exuviæ_5 (Theodoricus Gerarde), Publius Vergilius Maro (Virgile), Enéide, Livre 4, v.651-654
Dulces exuviæ_6 (Roland de Lassus), Publius Vergilius Maro (Virgile), Enéide, Livre 4, v.651-654
Mollis inertia cum tantam diffuderit imis (Epodes, 14), Quintus Horatius Flaccus (Horace), Musique : Ludwig Senfl (1486-1543)
Non usitata nec tenui ferar (Odes, Livre 2, 20), Quintus Horatius Flaccus (Horace), Musique : Ludwig Senfl (1486-1543)
Petti, nihil me sicut antea juvat (Epodes, 11), Quintus Horatius Flaccus (Horace), Musique : Ludwig Senfl (1486-1543)
O socii neque enim_1 (Adriaan Willaert), Publius Vergilius Maro (Virgile), Enéide, Livre 1, v.198-208
O socii neque enim_2 (Cipriano de Rore), Publius Vergilius Maro (Virgile), Enéide, Livre 1, v.198-208
Vulcan fondz dedans ton four (Richard de Renvoisy), Ecole d'Anacréon (VIe s.) Adaptation franç. du XVIe s. (Anonyme)
Lamech, Judith et rachel (Anonyme français, 1400), Anonyme français, fin du XVe siècle
Donec gratus eram tibi (Cipriano de Rore), Quintus Horatius Flaccus (Horace), Odes, Livre 3, 9.
Vivons, m'amye et l'amour poursuyvons (Dominique Phinot), Gaius Valerius Catullus (Paraphrase France XVIe s.)
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