La mystique soufi exprimait l’amour divin dans les termes de l’amour humain. Une école de philosophes platonisants renverse ce symbolisme : ils traitent dans leurs écrits de l’amour profane en l’assimilant à l’amour divin. L’idéal d’une passion toute humaine, mais fervente et chaste, connut alors en islam une vogue considérable, dont le théoricien le plus connu est Ibn Dawûd de Bagdad († 909). Qu’il s’agisse d’une pureté littéraire et pratiquement suspecte, M. Massignon en a bien jugé, mais la même critique s’applique aux mœurs courtoises de l’Europe médiévale, V. L. Massignon, La passion d’Al-Hallâj, Paris, 1921, p. 176, et Briffault, op. cit., p. 24. (L’érotisme platonisant apparaît ainsi comme le contraire l’amour spirituel : de fait, Ibn Dawûd a été l’un des juges criminels d’Al-Hallâj).

Hallâj, Husayn Mansûr
Né en 244/857 environ, mort en 309/922. originaire de Tûr, en Iran, emmené par son père, probablement cardeur (hallâj), à Wâsit sur le Tigre où il devient hâfiz (connaissant le Qor’ân par cœur). Se rend à vingt ans à Basra, pour recevoir l’habit du soufi (la khirqa) et s’y établit, vivant d’une vie ascétique fervente. Accompli le pèlerinage rituel à La Mecque et y demeure un an sur le parvis du temple, en état de jeûne et de silence perpétuels. À son retour, commence ses prédications publiques ; il les poursuivra en effectuant entre temps deux autres pèlerinages. Il s’y offre en sacrifice. Poursuivi par l’hostilité des jaloux, pris pour cible par des factions politiques, il est condamné à la prison. C’est le début d’un procès qui durera neuf ans, au terme duquel Hallâj est supplicié d’une manière particulièrement barbare : flagellé, intercis, mis au gibet, puis décapité après de longues souffrances (27 mars 922). Il aurait auparavant déclaré : “Ana al-Haqq” : “Je suis la vérité suprême.” Cette parole célèbre, objet d’innombrables commentaires, fut considérée comme un blasphème, bien que de nombreux mystiques (dont Djalâl ud-Dîn Rûmi) n’y aient vu qu’une preuve d’humilité (Hallâj n’étant rien, Dieu Seul demeure. Les soufis y voient l’affirmation qu’il ne demeure rien d’autre que Dieu quand le “moi” a disparu.). Louis Massignon a consacré à Hallâj une thèse magistrale (rééditée par Gallimard, Paris, 1976). Il a aussi traduit ses oraisons en prose et ses poèmes extatiques, (Dîwân, éd. des Cahiers du Sud, 1955, repris par Le Seuil, 1981). Voir aussi la traduction nouvelle de Sami-Ali, Poèmes mystiques, texte bilingue, Sindbad éd., Paris, 1985.
Chant de mort, poème récité par Hallâj la nuit qui précéda son supplice.
(Diwân, traduction de Louis Massignon, Paris, 1955, Cahiers du Sud.)

Je Te crie : deuil ! pour les âmes, dont le témoin (temporaire = moi-même) s’en va, dans l’au-delà du lieu, rejoindre le Témoin même de l’Éternel !
Je Te crie : deuil ! pour les cœurs, si longtemps arrosés, en vain, des nuées de la révélation, où s’amasse en océans la sagesse !
Je Te crie : deuil ! pour la Parole de Dieu, depuis le temps qu’elle se meurt, son souvenir n’est plus que néant dans notre imagination !
Je Te crie : deuil ! pour des démonstrations (inspirées), devant qui cèdent tous les discours d’orateurs, en fait de dialectique.
Je Te crie : deuil ! pour les allusions convergentes insinuées par les intelligences ; d’elles toutes rien ne subsiste (dans les livres) que des ruines.
Je Te crie : deuil ! au nom de Ton amour, pour les vertus (les cœurs) de la troupe, de ceux dont les montures furent dressées à obéir.
Eux tous sont déjà passés, (traversant le désert, sans y laisser) ni puits ni trace, passés comme la tribu d’Ad et la cité, regrettée d’eux, d’Iram !
Et derrière eux, la foule abandonnée divague à tâtons, plus aveugle que les bêtes, plus aveugle même qu’un troupeau de chamelles.
Quand Hallâj dit : “Ana al-Haqq” : “Je suis la vérité suprême.” Cela peut paraître difficile à comprendre pour un esprit “moderne”, alors pour aider cet esprit, voici une petite histoire à la mode persane...

Les oiseaux du monde se réunirent tous, tant ceux qui sont connus que ceux qui sont inconnus, et ils tinrent alors entre eux ce langage : “Il n’y a pas dans le monde de pays sans roi ; comment se fait-il cependant que le pays des oiseaux en soit privé ? Il ne faut pas que cet état de chose dure plus longtemps ; nous devons joindre nos effort et aller à la recherche d’un roi, car il n’y a pas de bonne administration dans un pays sans roi...”
Ils partent donc à la recherche du Simorgh (l’oiseau fabuleux, symbole du roi, c’est-à-dire de Dieu). Après avoir essuyé beaucoup d’épreuves et franchi les sept vallées (de la quête ; de l’amour : de la connaissance ; du détachement ; de l’unité ; de l’émerveillement ; de l’annihilation) du “moi”, qui les séparent de leur but, ils parviennent enfin au terme de leur pèlerinage. Mais ils ne sont plus que trente oiseaux (en persan : sî morgh. C’est en ce jeu de mots qu’est la pointe de l’apologue).
“Nous voulons être anéantis par le feu”, dirent les oiseaux.
... Le chambellan de la grâce vint leur ouvrir la porte, puis il ouvrit encore cent rideaux les uns après les autres. Alors un monde (nouveau) se présenta sans voile à ces oiseaux : la plus vive lumière éclaira cette manifestation. Tous s’assirent sur le masnad de la proximité, sur la banquette de la majesté et de la gloire. On mit devant eux un écrit en leur disant de le lire jusqu’au bout. Or, cet écrit devait leur faire connaître par allégorie leur état désolé... ils (y) trouvèrent complètement consigné tout ce qu’il avaient fait... L’âme de ces oiseaux s’anéantit entièrement de crainte et de honte... Lorsqu’ils furent ainsi tout à fait purifiés et dégagés de toute chose, ils trouvèrent tous une nouvelle vie dans la lumière du Simorgh. Ils devinrent ainsi de nouveaux serviteurs et furent une seconde fois plongés dans la stupéfaction. Tout ce qu’ils avaient pu faire anciennement fut purifié et même effacé de leur cœur : le soleil de la proximité darda sur eux ses rayons, et leur âme en fut resplendissante. Alors, dans le reflet de leur visage, ces trente oiseaux — sî morgh — mondains contemplèrent la face du Simorgh spirituel. Ils se hâtèrent de regarder ce Simorgh, et ils s’assurèrent qu’il n’était autre que Simorgh. Tous tombèrent alors dans la stupéfaction ; ils ignoraient s’ils étaient restés eux-mêmes ou s’ils étaient devenus le Simorgh et que le Simorgh était réellement les trente oiseaux — sî morgh —. Lorsqu’ils regardaient du côté de Simorgh, ils voyaient bien que c’était le Simorgh qui était en cet endroit, et, s’ils portaient leurs regards vers eux-mêmes, ils voyaient qu’eux-mêmes étaient le Simorgh. Enfin, s’ils regardaient à la fois des deux côtés, ils s’assuraient qu’eux et le Simorgh ne formaient en réalité qu’un seul être. Ce seul être était Simorgh et Simorgh était cet être. personne dans le monde n’entendit jamais rien de pareil... Comme ils ne comprenaient rien à cet état de chose... ils demandèrent au Simorgh de leur dévoiler le grand secret... Alors, le Simorgh leur fit cette réponse : “Le soleil de ma majesté est un miroir ; celui qui veut se voir dedans ; il y voit son âme et son corps ; il s’y voit tout entier... Quoique vous soyez extrêmement changés, vous vous voyez vous-mêmes comme vous étiez auparavant...
Tout ce que tu as su ou vu n’est ni ce que tu as su ni ce que tu as vu et ce que tu as dit ou entendu n’est pas non plus cela. Lorsque vous avez franchi les vallées du chemin spirituel, lorsque vous avez fait de bonnes œuvres, vous n’avez agi que par mon action, et vous avez pu ainsi voir la vallée de mon essence et de mes perfections. Anéantissez-vous donc en moi glorieusement et délicieusement, afin de vous retrouvez vous-mêmes en moi...”
Les oiseaux s’anéantirent en effet à la fin pour toujours dans le Simorgh ; l’ombre se perdit dans le soleil, et voilà tout.

Ce conte est un poème philosophique de ‘Attar, le Mantic Uttair ou Le Langage des Oiseaux.
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