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Qu’était-ce donc qu’une béguine ?
À la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe, nous voyons se multiplier les témoignages qui attestent à la fois le nombre et l’enthousiasme des femmes pieuses, souvent affectées de phénomènes extatiques, vivant hors des cloîtres, bien que souvent en étroite relations avec eux, d’abord en petits groupes, puis s’organisant peu à peu et finissant, dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, par constituer de nouvelles communautés religieuses, au sens impropre cependant, puisque, si elles ont des règles écrites, elles ne prononcent pas de vœux. Nous savons que ces femmes étaient nombreuses dans le Nord-ouest de l’Europe, spécialement en Brabant ; les observateurs sont édifiés de leur dévouement généreux et de leur dévotion ardente, ou les tournent en dérision au contraire et les vouent à la noyade, comme le rimeur bénédictin Gauthier de Coinci mais sur l’ampleur et la singularité du phénomène, ils portent un témoignage concordant.
On se demande naturellement pourquoi ces âmes avides de sacrifice et qui dans le monde voyaient un ennemi, ne se réfugiaient pas dans les monastères bénédictins, cisterciens ou prémontrés. Mais l’histoire de ces ordres nous montre que les femmes du mouvement extatique assiégèrent en effet les cloîtres, firent de grands et fréquents efforts pour se ranger sous leurs lois sacrées. Plusieurs même des contemplatives qui se rattachent par leur inspiration à ce mouvement, passèrent leur vie sous l’habit cistercien, ou du moins la terminèrent dans un cloître après avoir appartenu au milieu des béguines, ainsi Béatrice de Nazareth († 1268) et Mechtilde de Magdebourg († 1283). Mais la plupart se virent écartées des ordres, dont on craignait que l’afflux des vocations féminines compromît l’équilibre et la paix. Il leur fallut dès lors se grouper et s’organiser, cherchant entre elles l’encouragement, la doctrine, le conseil dont elles avaient besoin, non sans se soumettre à la direction de quelque prêtre régulier ou séculier, mais dans une autonomie et une liberté à laquelle les sociétés religieuses féminines n’étaient pas jusqu’alors accoutumées.
Un souffle de liberté est chose en effet que nous sentons parmi les béguines et si cette liberté souvent ne fut pas cherchée par ces femmes avides de porter le joug des plus strictes observances, elles ne laissèrent pas d’en user pour donner à leur vie, à leur piété, à leur écrits un style nouveau. En fait, “si les béguines savaient souvent se procurer l’avantage de directeurs spirituels distingués, appartenant aux ordres cloîtrés, le sens hiérarchique ne fut pas leur caractère le plus saillant”. On ne saurait dire moins, et ce fait même incite à penser que bon nombre de ces âmes n’étaient pas faites pour la vie claustrale et se trouvèrent jouir d’une indépendance relative, non par suite de circonstances fortuites, mais parce qu’elles suivaient une vocation différente et devaient remplir une autre mission.
Sur les origines de ce mouvement extatique féminin et la sorte d’émancipation qu’il manifeste, on a fait de nombreuses hypothèses. Bien qu’il fût particulièrement intense dans le nord de la France actuelle, en Belgique, en Rhénanie et en Bavière, il présente avec les mouvements contemporains de piété féminine et laïque en d’autres contrés en Italie notamment des similitudes révélatrices, non seulement dans les tendances vers la vie évangélique et apostolique et dans une certaine autonomie, mais jusque dans les formules hardies qui traduisent les expériences intérieures.
À ne retenir que les faits essentiels, on voit le mouvement extatique naître au point de rencontre de deux courants généraux et puissants à cette époque. D’une part, la réaction des âmes religieuses contre la corruption, ou simplement contre la sécularisation du clergé : Cathares, Vaudois, prédicateurs errants de toutes espèces, frères Prêcheurs voués à combattre l’hérésie avec ses meilleures armes, Humiliates, Franciscains spirituels et Fraticelles : d’une côté ou de l’autre de la frontière dogmatique, ces mouvements ne laissent pas de traduire, en termes ressemblants, un impérieux et unique besoin le retour à des formes simples et directes de vie religieuse dont la diffusion des béguines fut une manifestation très apparente dans le nord-ouest de l’Europe. D’autre part, l’époque où nous les voyons se répandre est celle où la conscience individuelle, dans ce processus d’affranchissement des formes traditionnelles et collectives qu’on ne cesse de sentir tout au long de l’histoire (tout au moins de l’histoire d’Occident), marque en avant un pas décisif. Greven, l’un des meilleurs historiens |
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des béguines avant le P. Mens, a noté le rapport entre le mouvement des communes dans les Pays-Bas et la constitution de ces communautés libres de femmes ; le R. P. Mens lui-même a remarqué un parallélisme significatif entre le développement de la prospérité commerciale avec les échanges plus faciles, plus fréquents, moins formels surtout qu’il entraîne et le renouvellement de la spiritualité, aussi bien dans les Pays-Bas que dans l’Italie du nord. Le fait qu’à cette même époque les langues vulgaires atteignent leur majorité, deviennent littéraire, est ici de toute première importance : le nouveau personnalisme se prévaut naturellement de ces facilités d’expression récemment apparues ; on ne saurait dire souvent s’il les suscite ou s’il est suscité par elles. Béatrice et Hadewijch, pour qui les lit avec soin, doivent une bonne part de leur doctrine aux docteurs cisterciens, Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry, aux Chanoines de Saint-Victor et, à travers ceux-ci, à saint Augustin. Mais la libre allure, la fraîcheur, la vigueur de ces choses exprimées dans une langue vivante en voie de création , dites ou chantées comme elle furent pensées et senties, dans l’oubli des formules et l’heureuse invention d’un vocabulaire en partie nouveau pour des expériences toujours nouvelles ces traits sont si frappants que l’on ne reconnaît pas d’abord la parenté, pourtant étroite, avec les prédécesseurs illustres, aux périodes latines sévères ou melliflues, balancées par une rhétorique inlassable.
Enfin, l’époque où paraissent les béguines est non pas celle de l’affranchissement de la femme, mais celle où commence le règne de la dame, qui devait en vérité former l’âme de l’Occident et fixer définitivement les traits de sa culture. sans doute, le rôle de nos sœurs n’a jamais cessé, les Clotilde et les Radegonde avaient été, au long des âges barbares, les interprètes d’un impératif de pureté et de douceur. mais au XIIIe siècle, la révolution spirituelle dont nous parlons conscience nouvelle de la solitude de l’âme avec Dieu, de sa noblesse divine, de sa liberté intangible fut en grande partie l’œuvre des vierges extatiques, et ne laissa pas par ailleurs d’emprunter ses expressions, dans une curieuse mesure, à la littérature courtoise, dont la dignité féminine était l’inspiratrice et l’objet. C’est un de ces moments de l’histoire où la femme, mère des renouvellements et des aurores, puise dans les profondeurs sacrées de son être une fraîche inspiration pour les civilisations de la lettre et du fer : et dans l’ordre spirituel, c’est alors souvent que plus naïve, protégées par une précieuse ignorance, plus patientes aussi et plus promptes au sacrifice, elles donnent à la vie religieuse un élan nouveau. Ainsi nous voyons les béguines créer une langue pour traduire leurs expériences passionnées, chercher avec Dieu une conjonction plus immédiate et plus totale, proclamer comme une sorte d’évangile intérieur une exigence nouvelle de l’éternel Amour.
Pour mystérieuses que soient les origines du mouvement extatique, imparfaite l’explication qu’on en peut actuellement donner, ce fait demeure : les inspirées, les confidentes du Ciel, qui ont su à tous les âges se gagner la foi et le respect des hommes, se multiplient en Europe occidentale au début du XIIIe siècle et apportent à l’évolution du sentiment religieux une contribution qu’il nous faut tenter maintenant de caractériser.
Énumérons d’abord succinctement les sources qui nous les font connaître.
Les écrits que l’on possède des premières béguines ne sont pas nombreux ; les textes qui nous parlent d’elles le sont davantage. parmi les œuvres originales, celle de Hadewijch est peut-être la plus ancienne : le R. P. Van Mierlo incline à la croire ; elle serait suivie de près par celle de Béatrice de Nazareth, morte en 1268. Nous avons de celle-ci un court traité : les Sept degrés d’Amour, qui a été redécouvert et publié en 1926. Nous avons en outre une précieuse analyse de ses œuvres dans la Vita Beata Beatricis de Guillaume d’Afflighem († 1297). Béatrice est une cistercienne, mais formée par les béguines dans son jeune âge, elle se rattache au mouvement béguinal. Une béguine au sens propre, un peu plus récente que Hadewijch, est Mechtilde de Magdebourg, qui cependant termina ses jours elle aussi chez les cisterciennes de Hefta en 1282. Visionnaire comme Hadewijch, écrivant une langue germanique voisine de la sienne. Hadewijch cependant est presque seule à représenter, comme auteur dont les écrits nous soient conservés, le premier âge du mouvement ; et la même chose devrait se dire de Hadewijch II pour la génération suivante, si l’on ne reconnaissait à Marguerite Porete la paternité du Miroir des simples Âmes. Le cas de cette Marguerite est le suivant : nous possédons des listes de propositions attribuées aux béguines et bégards hérétiques des débuts du XIVe siècle, et censurées par l’autorité ecclésiastique. À Paris en 1310, l’une de ces dévotes égarées, Marguerite Porete, originaire de Valenciennes, périt sur le bûcher. |
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En note, les deux thèses sur lesquelles semble s’être fondée cette sentence (1). En 1946, Mlle R. Guarnieri, ayant retrouvé ces propositions mot pour mot dans un traité anonyme de la fin du XIIIe siècle, Speculum animarum simplicium, émit l’hypothèse que ce Miroir est le traité que Marguerite avait, en effet, composé, mais que l’on croyait perdu. Écrit en français, connu longtemps par les seules traductions latine, italienne et anglaise, c’est dans cette dernière que le Miroir anonyme avait paru pour la première fois en 1927, comme quinzième volume de la collection des Orchards Books, sous la direction des bénédictins de Downside. Le caractère hétérodoxe échappa aux éditeurs comme aux censeurs ecclésiastiques, et ne semble avoir scandalisé aucun lecteur. L’attribution à Marguerite Porete est sérieusement probable : en tout état de cause, le traité apparaît comme l’œuvre d’une béguine, habitant nos provinces du Nord à la fin du XIIIe siècle, qui participe au mouvement extatique des Pays-Bas. Ses tendances le trait excessif de ces tendances dans le traité français et l’expression souvent remarquable qu’elles y trouvent doivent faire ranger le Miroir des simples Âmes à côté des œuvres de Hadewijch I et des poèmes de Hadewijch II (plus proche du Miroir, comme doctrine, que Hadewijch I), parmi les textes les plus importants que nous aient laissés les béguines, même si il se trouve chargé d’un sérieux soupçon doctrinal.
En 1312, au concile de Vienne, le pape Clément V condamnait une série de propositions qu’il attribuait aux bégards et béguines “du royaume d’Allemagne”. Tout étudiant ecclésiastique les connaît par l’Enchiridion de Denziger ; nous reviendrons sur leur portée. Mais dès maintenant soulignons que ces thèses, si elles avaient rencontré une évidente faveur dans les béguinages (avec ou sans correctif théologique qui permettrait à certaines d’entre elles, tout au moins, de s’intégrer dans une synthèse orthodoxe), ne traduisent certainement pas l’attitude religieuse de toutes les béguines. Il appert que le plus grand nombre suivit une voie de dévotion ardente, mais fidèle aux enseignements de l’Église, et les Pontifes, à plusieurs reprises, se firent leurs défenseurs devant les violentes persécutions dont elles étaient l’objet. La lettre de Jean XXII à l’évêque de Strasbourg, envoyée sans doute en 1321, estime à deux cent mille le nombre des béguines fidèles répandues dans l’Allemagne occidentale.
Il n’est pas douteux que le mouvement, dans son ensemble, n’ait été une manifestation de l’esprit de foi et de charité le plus authentique : c’est bien ce qu’y vit Jacques de Vitry, le premier témoin un peu explicite que nous en ayons, et c’est l’aspect que nous font entrevoir les vies des saintes béguines, assez nombreuses, qui sont parvenues jusqu’à nous. Tout d’abord celle de sainte Marie d’Oignies († 1213), dont je viens de nommer l’auteur. Jacques de Vitry l’a pourvue d’ailleurs d’un intéressant prologue, dans lequel il nous fait connaître les calomnies auxquelles, dès ses débuts, le mouvement fut en butte, et les démarches qu’il fit lui-même pour en obtenir l’approbation (orale) du pape Honorius III (1216). Nous avons une vie édifiante de la béguine Odile de Liège (1220). Thomas de Cantimpré nous a raconté l’existence invraisemblable de sainte Christine de Belgique, que l’on appelle aussi Christina Mirabilis († 1235), et de la bienheureuse Marguerite d’Ypres († 1237) : toutes deux appartiennent au mouvement extatique, mais la seconde seule est béguine au sens propre. Il nous a de même laissé la vie de la bienheureuse Ida de Louvain (vers 1250), qui fut béguine avant d’être cistercienne. Celle de la bienheureuse Julienne de Cornillon († 1258) remonte probablement à une rédaction en dialecte wallon de son amie, le recluse Ève de Saint-Martin : Julienne faisait partie d’une communauté de béguines vouées au service des lépreux.
Sainte Lutgarde d’Aywière († 1246) est une cistercienne, mais son biographe, Thomas de Cantimpré († 1272) a été en relations si étroites avec le mouvement des béguines que le R. P. Axters, dans l’Histoire de la piété dans les Pays-Bas, range cette vie parmi les monuments de la littérature d’inspiration bégarde. Elle fut d’ailleurs traduite en thiois par le bénédictin Guillaume d’Afflighem, et son influence sur les dévotes femmes des Pays-Bas ne peut laisser d’avoir été grande.
Cette énumération est loin d’être complète.
Nous avons par ailleurs sur la vie intérieure des béguines le témoignage d’un caractérologue bien informé, au regard vif et lucide : Ruusbroec devait certains éléments de sa doctrine à Hadewijch I, il a cité maintes fois Hadewijch II : or, dans le Livre des XII Béguines, il nous présente quelques-unes de ces âmes éprises, de façon à nous faire sourire en nous les faisant aimer.
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Ce qui se dégage d’abord de ces documents et de ces témoignages, c’est que le mouvement extatique ne fut pas spirituellement et doctrinalement homogène : son apport, d’une étonnante richesse, intensifie de toute façon le sentiment religieux, comme un jaillissement de forces qui se diversifient et s’appellent selon la dialectique des épanouissements.
Pour commencer par les aspects les plus concrets, les plus extérieurs aussi, de cette renaissance, les béguines semblent avoir présenté avec une abondance inattendue la série des phénomènes qui soustraient certaines mystiques, autant qu’on en peut juger aux lois de la nature. Outre les visions et les ravissements de toute espèce, ce sont les stigmates, les envols, les déplacements miraculeux, les transformations jusqu’à perte de toute figure humaine, les maladies suivies de guérisons subites et la mort même suivie de résurrection (sainte Christine de Saint-Trond), les randonnées extatiques et les persécutions diaboliques, depuis les bombardements de pierres ou d’ordures jusqu’à la réduction en bouillie de la patiente, suivie à plusieurs reprises d’une parfaite guérison (bienheureuse Christine de Stommeln, † 1312) (2).
Plus importantes sont les traces laissées par les béguines dans l’histoire de la spiritualité sous la forme d’une dévotion renouvelée à tels aspects de l’Humanité du Christ (l’Enfant Jésus) ou de nouvelles dévotions. Accusées dès le début de mépriser les sacrements, et défendues à cet égard par Lambert le Bègue, il est probable que certaines d’entre elles en effet, subissant l’influence abstraite de la spiritualité cathare, avaient donné prise à cette accusation ; il est certain par contre que beaucoup de ces pieuses femmes se montrèrent désireuses de la communion fréquente et contribuèrent notablement à modifier la coutume à cet égard. C’est en fait à une béguine, Julienne de Cornillon, que l’on doit l’institution de la fête du Saint Sacrement : avertie par une vision que Notre-Seigneur désirait cette solennité nouvelle, elle se mit à souffrir et à prier ardemment pour qu’il fût obéi. Ayant réussi à gagner d’abord un chanoine de Liège, puis divers religieux, dont Godefroid de Fontaines à son projet, elle le vit mettre à exécution en 1246 pour le diocèse de Liège, en attendant que le Pontife Urbain IV la rendit universelle.
Mais l’influence des béguines sur le sentiment religieux fut surtout notable par les développements nouveaux que leur enthousiasme devait donner à la mystique nuptiale et à la mystique de l’Essence. Sur le caractère de ces deux voies, on a beaucoup écrit, et pour nous borner à des auteurs dont la notoriété ne se limite pas au public religieux, on a vu M. Aldous Huxley (3) et M. Denis de Rougemont (4) en exagérer le contraste, le premier très sévère pour la mystique affective, si elle n’abandonne pas sa base personnaliste, le second d’une rigueur toute calviniste pour la mystique de l’Unité.
Qu’elles s’opposent en un sens, on peut le concéder : l’une se plaisant à honorer les moyens de l’union, et concevant celle-ci même comme un dialogue éternel, la seconde plus empressée de dépasser les intermédiaires, courant à l’abîme de l’Unité où disparaissent, comme le dira volontiers Jean de Ruusbroec, “les personnes, les modes et les noms” (5).
Sans nous attarder longuement à évaluer la portée des caractères ainsi confrontés, on peut quasiment affirmer que cette opposition est provisoire et superficielle. Une mystique intellectuelle qui prétend se passer des vertus ou des sacrements au lieu de s’en servir, qui méprise l’action et l’affection au lieu d’y voir les éléments nécessaires d’une conversion de tout l’homme à l’Essentiel, une telle mystique est étrangère à la tradition chrétienne et les Cathares du Nord qui s’en sont fait les adeptes ont abandonné celle-ci. Mais ces deux attitudes ou tendances, que les Allemands appellent Brautmystik et Wesensmystik (6), se rencontre ardemment vécues et parfaitement accordées chez plus d’un saint, elles sont présentent à la fois, dans un pur équilibre, chez des écrivains spirituels que l’Église a mis sur les autels et dont l’influence à travers les siècles est un fleuve d’eau vive (7). La seconde alors ne tempère pas sa hardiesse, n’altère pas la pureté de ses formules, elle les intègre dans le texte d’une doctrine sans lacune : le dialogue n’est pas interrompu mais achevé par la silencieuse consommation.
Il est à peine besoin de définir la Brautmystik, elle est aussi ancienne que l’amour divin, elle possède dans le Cantique des Cantiques son texte inspiré. Au regard superficiel, elle semble copier dans son attitude et son vocabulaire la passion profane ; pour une vue plus profonde, elle rend simplement à Dieu ce qui est à Lui, ce qui est en Lui et n’a jamais existé ailleurs que comme une parodie désespérée.
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De nombreux saints avant le XIIe siècle, et dans les Pays-Bas eux-mêmes, des saintes mérovingiennes, Aldegonde de Maubeuge, par exemple, ou Gertrude de Nivelles, considéraient tout naturellement le Christ comme leur Époux, mais c’est à saint Bernard et à ses sermons sur le Cantique, où il applique les termes scripturaires aux rapports de l’âme avec le Verbe, que remonte le grand développement de la mystique nuptiale en Occident. L’influence même de saint Bernard sur les béguines (souvent en relation, dans la première période surtout, avec les monastères cisterciens), semble avoir été considérable ; néanmoins ces femmes ardentes et patientes, pénétrées de culture courtoise, disant et chantant ce qu’elles ressentaient avec la spontanéité de la passion virginale, devaient donner au sentiment nuptial une richesse et une délicatesse nouvelles, dont l’expression, telle que nous la trouvons chez Béatrice, Mechtilde ou Hadewijch, ne fut guère dépassée.
D’autre part, le mouvement des béguines a contribué à l’approfondissement de la conscience religieuse dans le domaine si discuté, et surtout si mal compris, de la mystique de l’Essence. Si l’on cherche la formule systématique, la présentation à l’état pur de celle-ci, on se réfère généralement à l’œuvre de Maître Eckhart, ou du moins au corpus eckhartianum édité par Pfeiffer car certains des traités qui ne sont pas du maître, et dont il importerait de savoir s’ils sont antérieurs ou postérieurs à sa publication, exposent la doctrine avec une particulière netteté.
Il semble de plus en plus clair, notamment depuis les travaux de Grundmann, de Van Mierlo et de Mens, que la mystique allemande en général et celle du Maître Eckhart en particulier, n’ont pas l’originalité qu’on leur attribuait naguère ; elles doivent une bonne partie de leurs thèses et de leur vocabulaire, soit à la mystique préeckhartienne des Pays-Bas, dont Hadewijch est un précieux témoin, soit à d’autres courants spéculatifs en langue vulgaire, dont les traces ont été retrouvées (8) .
Les lignes qui caractérisent cette mystique sont faciles à tracer, car elle ne vise qu’un point et se hâte vers lui avec une sage impatience. Sans doute, les moyens sont chose par essence qui veut être dépassée, et l’effort pour le faire est commun à toute doctrine spirituelle, mais la recherche de l’immédiat est l’attitude foncière de la mystique spéculative, et il faudra revenir plusieurs fois sur ce motif : sans milieu (sonder middel), en traitant de ses tendances. Le dépassement s’applique ici aux paroles, aux raisons, aux signes, en un sens même aux œuvres et aux vertus. Plus encore, ce sont les distinctions personnelles qui doivent, selon ces auteurs, “défaillir” dans l’Unité. À la contemplation de l’Un souvent qualifiée de néo-platonicienne correspond dans l’âme un certain détachement de l’agir. Toutefois cette vacance intérieure, chez les docteurs dont la doctrine nous est la mieux connue, n’est pas une passivité de tout l’homme, une égoïste inertie ; elle peut et doit s’accompagner au contraire d’une parfaite disponibilité envers le prochain, d’une inlassable diligence dans le devoir, mais sans que le loisir intime (ledicheit) en soit lésé. Cette mystique contemplative a pour point de départ l’exemplarisme : elle conçoit le développement spirituel comme un retour à ce qui est, à ce que nous fûmes de toute éternité et n’avons pas cessé d’être dans le Verbe. Par un dépassement d’ailleurs, après avoir “repris ce qui est à nous” et rejoint dans la pensée divine notre vérité idéale, elle veut qu’au-delà des idées même, l’esprit se perde dans la simplicité de l’Essence. Mystique essentielle, mystique du retour à la Vérité innomée, de la “chute” des personnes dans l’abîme de la Déité, de la disparition des nombres et des modes : expression qui ne laisserons pas d’alarmer d’abord les théologiens, et que toute la candeur de Ruusbroec aura de la peine à faire accepter. La raison, les vertus, les œuvres sont louées sans doute, mais on recommande à leur égard un détachement qui prête à confusion, et d’où quelques déserteurs, en fait, passeront au quiétisme. C’est le danger évident de cette voie. Toutefois, qui veut la suivre est invité d’abord à bien d’autres détachements : ces spirituels ramènent toutes les vertus à une sorte de liberté, mais c’est une liberté héroïque. Elle exclut toute recherche du créé et toute complaisance dans les biens acquis, tout repos dans un avantage personnel. Le dépouillement doit s’étendre à une simplicité intellectuelle absolue : que nul motif réflexe ne vienne entraver l’élan de l’esprit. Sans pourquoi (sonder waeromme) est encore une des formules de cette école : tout motif (intéressé) doit être banni. On reconnaît l’intuition spirituelle dont l’expression juste fut si passionnément cherchée au XVIIe siècle. Pour l’intelligence fidèle enfin, c’est la voie où cesse bientôt le discours : entre l’âme et son Amour, toute parole est une injuste mesure, l’esprit dont la louange est parfaite laisse Dieu en silence être Dieu.
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Pour prouver qu’une telle mystique a sa place dans l’orthodoxie, il ne suffirait pas de rappeler qu’elle se retrouve (non pas atténuée ou mitigée, mais située) chez plusieurs auteurs dont la doctrine est sûre : il faudrait s’efforcer de montrer que les vérités en qui certaines familles d’âmes puisent une ivresse plus nécessaire, plus salutaire pour elles que l’air et le jour ces vérités suprêmes sont insaisissables comme le dernier bien de la vraie pauvreté. On ne peut exagérer la simplicité de Dieu, ni la plénitude de son Acte, ni l’immédiateté de sa présence à l’âme, on ne peut mesurer à l’amour la joie qu’il trouve à ce que Dieu soit ce qu’Il est. En ce sens, on peut dire que Hadewijch II et Ruusbroec sont des témoins fidèles : ce qui les ravit est une évidence trop pure pour souffrir même qu’on la défende (9). Mais si la critique atteint certaines œuvres de cette école, si même elle songe à s’y risquer, c’est qu’elle sont descendues pour une part au niveau de l’accidentel. Au demeurant, tels que se présentent les textes, reconnaissons que les assertions isolées ont besoin de glose ; en outre la mystique de l’Essence paraît avoir succombé à des interprétations aberrantes avant de trouver place, chez quelques saints docteurs, dans un juste ensemble où les esprits, comme les oiseaux accueillis par une ramure ombreuse, viendraient sans crainte se loger un jour. En revenant ici aux béguines, à leur rôle précisément dans l’évolution et l’intégration de la mystique spéculative, il faut parler de leur nom énigmatique et des connotations remarquables que l’on trouve liées à son usage primitif.
On doit considérer comme à peu près certain, depuis les travaux du R. P. Mens, que le rapport de ce nom à celui de Lambert le Bègue, qui fut en effet l’un des premiers défenseurs des béguines, est inverse de celui jadis supposé : il se peut qu’on l’ait appelé de la sorte parce qu’il s’occupait d’elles, il est invraisemblable qu’elles lui doivent leur nom. Le P. Mens croit que béguine se rattache à beige, et désigne primitivement la couleur des habits de laine grège dont se vêtaient les ascètes errants, chercheurs de simplicité et de pureté, cathares, hérétiques ou orthodoxes. Ses démonstrations n’ont pas une force irrésistibles, mais les arguments qu’il apporte contre l’étymologie, soutenue par le P. Van Mierlo et bien accueillie par H. Grundmann, qui rattacherait béguine à Albigeois (albigenses), ces arguments semblent décisifs. Il reste, et c’est le point important, que ce mot fut employé très anciennement, dans les premières années du XIIIe siècle au plus tard, pour désigner en effet les cathares, et qu’il fut appliqué aux béguines parce qu’on les confondait avec ceux-ci. Ainsi donc, ces personnes libres et cependant austères, sujettes souvent à des phénomènes extatiques exposées à se perdre, comme publiquement, en Dieu et qui prétendaient avec Lui à l’union la plus intime, présentaient de grandes analogies avec les cathares du Nord, avec les Amauriciens par exemple, que la Chronique de Cologne appelle justement beggini (10). Et si l’inquisiteur Robert le Bougre réussit à faire brûler à Cambrai en 1236 la béguine Aleydis (11) celle même, probablement, que pleure Hadewijch dans sa Liste des Parfaits , si les deux propositions de la béguine Marguerite Porete, qui lui valurent le bûcher, se retrouvent dans Eckhart et, munies du contexte nécessaire, chez maints docteur de la mystique catholique, c’est que les rapports et les échanges entre la rive hérétique et la rive orthodoxe de la mystique spéculative n’avaient pas cessé d’être fréquents. Le nom garda les deux sens, puisque nous voyons les papes d’Avignon condamner les propositions des béguines ou bégards retenues par le concile de Vienne (1312) et défendre aussitôt après les ferventes et généreuses béguines contre leurs persécuteurs.
Il est quasi-certain que le Miroir des simples Âmes est un ouvrage pré-eckhartien, et fort probable qu’il est le traité même de Marguerite : il constitue dès lors un témoignage important du développement atteint par la Wesensmystik au début du XIVe siècle dans une ambiance de contemplatives, certainement vouées à une vie religieuse, mais non soumises aux règles monastiques. Nous constatons que l’œuvre de Hadewijch, pour appartenir à la mystique nuptiale, n’en présente pas moins des traces nettes et profondes des spéculations de l’autre tendance. Enfin les recueils des Nouveaux Poèmes (Mgd., XVII-XXXIX), qui n’est pas de Hadewijch sans doute, mais d’un milieu tout proche du sien, nous présente la mystique essentielle sous une forme exquise de clarté et de pureté.
Sur les origines de ce courant spirituel, on ne peut s’étendre ici. Elles ne laissent pas d’être complexes, car le néo-platonisme de saint Augustin s’est communiqué à toute la pensée du Moyen-Âge, celui de Denys et de Maxime le Confesseur, puissamment repensé et re-contemplé par Scot Erigène, a cheminé par bien des voies ouvertes ou secrètes, dont l’une par exemple aboutit à la mystique pleinement orthodoxe de Guillaume de Saint-Thierry (12). |
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Le platonisme de la pensée arabe a communiqué avec le platonisme augustinien et dionysien, et M. Gilson croit qu’il a déclenché la crise dont les condamnations de David de Dinant et d’Amaury nous ont gardé l’écho (13). Enfin, les Cathares venus de l’Orient (fils des Bogomiles et des Pauliciens, c’est-à-dire des gnostiques platonisants), qui trouvèrent un accueil si favorable auprès des âmes religieuses, peu satisfaites de la liturgie formaliste et des pratiques tout extérieures d’un clergé sans autorité et sans prestige, montrent, dès le début du XIe siècle, une passion de l’immédiat qui fait pressentir les bégards. C’est au demeurant un signe de la vie puissante et profonde de l’Église à cette époque, qu’elle finit par assimiler quant à l’essentiel cette tendance révolutionnaire cette révolution vers l’intérieur, cette découverte de la solitude et de la liberté de l’âme avec son Dieu. Après bien des luttes, des emprunts réciproques et des mises au point laborieuses, les principaux témoins de la mystique essentielle pourront se lever au sein de l’orthodoxie et fixer en quelques œuvres ce grand mouvement de l’histoire de l’esprit.
Si l’on veut faire la somme de ce qui précède, on retiendra qu’une béguine, à l’époque de la rédaction des textes hadewigiens, est une femme dévote non-cloîtrée, vouée à la pauvreté, à la prière, aux bonnes œuvres ; d’une vie intérieure qui signale à la fois sa ferveur enthousiaste et sa pure liberté ; exposée aux persécutions, soit parce qu’en effet certaines déviations doctrinales ont paru dans ces milieux, soit par suite de préventions injustes et intéressées (14). Parmi ces vierges et ces veuves, souvent extatiques, plusieurs aspects de la vie intérieure se manifestent avec une intensité nouvelle, en particulier la mystique dialoguée d’expression courtoise entre l’âme et le Verbe incarné, mais aussi cette dévotion à l’Essence divine (dépouillement des formes, oraison du regard), qui répandue pendant la période suivante par Ruusbroec, Tauler, Harphius et leurs traducteurs cartusiens (15), viendra s’intégrer comme un joyau au trésor de la chrétienté.
Concernant Hadewijch elle-même, hors de son appartenance à ce mouvement, il y a peu de chose à dire : malgré bien des recherches et des hypothèses, elle nous reste historiquement inconnue.
Elle n’est pas identique à cette Bloemardinne, spirituelle du XIVe siècle au charme puissant, mais coupable d’une grave confusion des amours, dont il est question dans la vie de Ruusbroec par Pomerius ; l’hypothèse soutenue par le savant historien de l’Inquisition dans les Pays-Bas, Paul Fredericq, est abandonnée aujourd’hui à cause notamment de la date trop tardive de Bloemardinne († 1355). Hadewijch n’est pas non plus cette abbesse d’Aywière, Hawidis († 1248) à laquelle fut soumise sainte Lutgarde, et dont C. A. Serrure supposait qu’elle fut écrivain et visionnaire, parce que Guillaume d’Afflighem, qui fréquentait Aywière, avait traduit les visions d’une moniale, car nous savons maintenant que les visions traduites par Guillaume sont celles de Béatrice. L’hypothèse du P. Van Mierlo, qui reconnaîtrait volontiers notre auteur dans la bienheureuse “Helwigis de Sto Cyro”, supérieure semble-t-il des béguines de Nivelles, cette hypothèse, partiellement inspirée à l’historien par le vœu de voir sur les autels sa mystique préférée, n’a pas eu d’écho. Le prof. Oehl, dans ses Deutsche Mystikerbriefe, l’expédie en une ligne, et le R. P. Axters, dans sa Geschiedenis van de Vroomheid, l’omet complètement. Au demeurant, la fréquence du nom à cette époque contribue à rendre difficile une recherche, pour laquelle les écrits hadewigiens offrent une base très mince. Il vaut mieux avouer que sur leur auteur, nous avons seulement ces données précises : le nom, le pays d’origine (de Antwerpia), et le titre de bienheureuse que lui donne un manuscrit (mais pour une défunte du XIIIe siècle, béguine ou moniale, cet adjectif est presque de style). Nous avons une trace de sa notoriété par un passage de Jean de Leeuwen, le cuisinier de Groenendael. Enfin de son œuvre même on peut inférer qu’elle appartient au mouvement des béguines sous une forme assez primitive, à l’époque sans doute où ces femmes religieuses ne vivaient pas encore en béguinages.
Il faut indiquer tout au moins les dates entre lesquelles on est arrivé à comprendre, avec grande probabilité, la vie et l’activité littéraire de Hadewijch. Le R.P. Mierlo la situe dans la première moitié du XIIIe siècle, et voici quelques-uns de ses meilleurs arguments. Selon la première Vision, elle semble ignorer la fête de la Sainte Trinité, qui fut célébrée dans toute l’Europe occidentale dès la seconde moitié du XIIe siècle. La septième Vision nous la montre communiant sous les deux espèces, usage aboli avant 1300. La Liste des Parfaits mentionne un seigneur Henri de Breda, que la béguine envoie comme messager à une recluse de Saxe : on ne connaît pour cette période que deux seigneurs de Breda nommés Henri, et le second meurt en 1268. Le R.P.Titus Brandsma ord. Carm. a cru pouvoir préciser mieux : Hadewijch mentionne une béguine victime de Maître Robert, sans doute Robert le Bougre, O.P., qui sévit dans les Flandres pour la seconde fois de 1235 à 1238. |
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Il est probable que Hadewijch parle ainsi de Robert après sa déposition, survenue en 1239. D’autre part cette même Liste cite parmi les vivants quelques Louis devant Gaza en 1244, les murailles de Jérusalem, retombées aux mains des Sarazins, ne constituaient plus, semble-t-il, une retraite bien favorable pour des contemplatifs. Ainsi la Liste des Parfaits, qui termine les Visions, doit avoir été rédigée en 1239 et 1245. Une telle démonstration, fort ingénieuse, conduit du moins à des conclusions probables.Quant à l’origine de Hadewijch, supposée aristocratique à cause de sa préférence pour les images chevaleresques, partageons le scepticisme de Mme Ancelet-Hustache devant une argumentation similaire en faveur de la naissance de Mechtilde (16). Les critiques manifestent parfois une étrange ignorance du pouvoir des conventions littéraires à une époque donnée, comme aussi des libertés que prennent avec les faits de leur propre vie tous les auteurs, sans exception ou guère, qui se permettent d’en parler. Mlle Van der Zeyde (17) n’a-t-elle pas calculé la durée de l’activité poétique de notre béguine d’après le nombre des poèmes dont le début fait allusion au nouvel an (c’est-à-dire au printemps) ? On sourit de penser que pour cette érudite, les troubadours ou les béguines ne pouvaient composer en toute saison des reverdies, dont les bibliothèques nous ont conservé, imprimées ou manuscrites, une si prodigieuse quantité. Le seul point en vérité sur lequel nous renseignent sûrement les écrits de Hadewijch est l’attitude spirituelle de cette âme, et du cercle fervent dont elle fut le foyer. Les poèmes hadewigiens ne s’écartent pas de la spiritualité, nuptiale en substance, ils en soulignent au contraire le caractère affectif. Sous la forme du dialogue intérieur d’expression courtoise, la minnemystiek manifeste sa tendresse et sa flamme.
Le transfert au plan spirituel des modes courtois de la générosité chevaleresque, de l’esprit d’aventure et de la poésie lyrique amoureuse, dont nous avons ici l’un des premiers exemples, est digne en tous les cas de retenir l’attention.
L’origine de la poésie lyrique européenne, on le sait, n’a pas cessé d’intriguer les chercheurs. Le premier troubadour dont nous ayons les œuvres (onze chansons), Guillaume IX de Poitiers, n’a certainement pas inventé les thèmes qu’il traite ni les mètres qu’il emploie. Il semble acquis pour bien des spécialistes que la poésie provençale est sortie de la poésie arabe (18). C’est notamment la chanson andalouse en langue arabe vulgaire qui paraît l’avoir inspirée. Il est certain d’autre part que si les formes littéraires et sentimentales, prennent très tôt, en Provence même, une allure conventionnelle (qui est déjà une discipline), c’est peu à peu seulement que ce lyrisme amoureux devint courtois au sens où nous l’entendons c’est-à-dire qu’il se vit dominé par un idéal d’abnégation et de pureté. Robert Briffault sur ce point a certainement raison contre le préjugé répandu depuis l’époque romantique : l’amour que chantent Guillaume, Macabru et Cercamon est tantôt grivois, tantôt grave et retenu, mais ne laisse pas la moindre équivoque sur le but sensuel qu’il se fixe. Parallèlement à une évolution qui s’était produite d’abord en Islam (elle semble donc commandée en quelque sorte par la nature des choses), une progressive sublimation s’est accomplie sous l’influence du sentiment religieux, pour aboutir à ce que Dante appelle amour. C’est le reflet des clartés spirituelles et le prestige d’une théologie alors platonisante le reflet de l’idéal monastique et mystique sur une société en formation, qui devait donner comme substitut littéraire de la charité divine l’amour romantique. Quelles que fussent ses origines et pour incertaine que demeurât sa consistance morale, le rêve d’une passion humaine mais souveraine, que rien ne satisfait et que rien n’arrête, a eu sur toute la civilisation de l’Europe une immense influence. C’est de lui que procède pour une part ce respect de la personne et de son mystère, dont la ruine aujourd’hui semble entraîner celle de la culture ; c’est lui qui a lancé notre race, comme nulle autre avant elle, sur les voies de l’aventure et l’a poussé à changer, dans sa fièvre, la face du monde quelque chose de ce rêve anime encore l’étrange impatience de l’Occident.
Ces faits ne sont pas sans intérêt. Lorsque l’amour spirituel à son tour, au XIIIe siècle, se renouvelle en renouvelant son style, dans la vie comme dans l’expression littéraire, il le fait par un emprunt direct aux attitudes courtoises et à la poésie dont elle vivent. Nous le voyons simultanément dans les gestes et les dits de saint François d’Assise ou de ses premiers disciples, dans la biographie et les écrits des extatiques d’Allemagne ou de Brabant.
Or si l’on admet la thèse ci-dessus esquissée, il faut reconnaître dans cet emprunt une restitution à l’amour divin de l’absolu et de la pureté qui ne peuvent être, en vérité, que siennes. Mais en passant dans la bouche des poètes et dans le cœur des chevaliers, pour désespéré que fût son éternel échec, cet amour prodigue revenait au foyer avec une telle richesse de sentiment et d’images que la chrétienté en fut éblouie. l’intégration spirituelle de la poésie courtoise apparaît comme un facteur culturel de grande importance, dont l’expression même de la mystique ne laisse pas d’avoir profité.
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On connaît déjà par la vie de Lutgarde de Tongres l’influence des formes courtoises sur cette moniale cistercienne ; elle est plus sensible encore et proprement exquise dans le petit traité de Béatrice de Nazareth ; elle est constante chez la béguine de Magdebourg, et se manifeste plus tard chez Suso avec l’exubérance de cette âme de feu. Mais le recueil de Hadewijch est à cet égard, par sa date comme par son style, un témoin privilégié : il fait plus que trahir une influence, il importe les thèmes, les mètres, les expressions de l’amour courtois, les nuances du sentiment avec les métaphores et leur redonne pourtant une immédiate vérité. parfois le premier vers semble traduit d’un poème provençal ou français, la première strophe pourrait se trouver chez un trouvère contemporain d’Arras ou de Valenciennes. À la lisière des Flandres se trouvaient alors en effet des centres importants de rhétorique et de poésie amoureuse : nous sommes à l’époque où la Provence vaincue achevait la conquête esthétique du nord de l’Europe.
Éloge d’Amour et de son pouvoir (Amour désigne à la fois la Personne et le sentiment), plaintes aussi contre lui, ironie sur ses promesses, jeux de concepts sur sa nature paradoxale et ses effets contrastants, défense de l’amour contre les “étrangers”, résignation à ses caprices et acceptation chevaleresque de ses lois tout cela se trouve aussi bien chez Hadewijch d’Anvers que chez ses modèles, sur lesquels d’ailleurs elle l’emporte pour la délicatesse et la grâce de l’expression. Quelque monotonie cependant est inséparable du traitement de ces thèmes, et par ailleurs, chez elle comme chez les trouvères et les troubadours, une certaine incohérence semble de règle. D’une strophe à l’autre, voire au sein de la même strophe, on remercie le bel Amour ou on l’accuse, le poète est désespéré ou plein de confiance, la plus heureuse ou la plus à plaindre des créatures, et il faudrait une certaine naïveté parfois pour ne pas voir que c’est au gré de la rime. Mais il importe assez peu, car ce rapide passage d’un extrême à l’autre correspond en effet à la dialectique de l’amour, qu’il s’agisse de la mystique nuptiale ou de la passion naturelle. Ce que ressent un cœur épris comporte d’extrêmes et rapides changements, aussi longtemps que deux volontés se cherchent. Si l’âme cependant est appelée à cette vie contemplative que lui promettent Hadewijch et Ruusbroec, elle dépasse l’horizon de l’heur et du malheur : dans un dernier naufrage elle embrassera la profondeur divine et ne rendra plus qu’un seul hommage à la pure Vérité.
La béguine qui s’est plue à de telles confidences, a marqué d’ailleurs ces pièces “courtoises” d’un caractère nordique, dont le lecteur sensible aux implications du style ne manquera pas d’être frappé. Certains termes, qui passeront chez Ruusbroec désert, abîme, errance (dolen) ouvrent l’espace intérieur et infini, où va s’élancer avec une audace nouvelle la mystique spéculative.
Le recueil nommé Mengeldichten (trad. litt. “Vers mélangés”, traduit en français par Nouveaux Poèmes) ne peut se ranger avec les œuvres de Hadewijch, puisque les médiévistes qui s’en sont occupés s’accordent à y reconnaître une plume différente. Leur conclusion s’appuie sur le style, la vocabulaire et les thèmes. On y trouve un bon nombre de mots et d’expressions caractéristiques de la tendance spéculative allemande et néerlandaise du XIVe siècle. Leur doctrine se rattache à la mystique de l’Essence : on peut même considérer ce mince recueil comme une des expressions les plus pures du courant spirituel dont Maître Eckhart est avec Ruusbroec le représentant le plus connu, mais non pas l’initiateur.
En lisant ces poèmes, le lecteur en effet s’il a quelque familiarité avec les mystiques du Nord, retrouvera d’emblée l’atmosphère qui leur est propre, celle que l’on respire dans les écrits des dominicains allemands et du Docteur Admirable. Il y reconnaîtra, formulée au nom de l’Amour, l’exigence du dépouillement absolu et de la vacance intérieure (ledicheit), qui doit conduire l’âme à la nudité (bloetheit), à la perte de toute propriété, de toute image, de toute forme (pareillement, la Déité est “sans forme de Personne”) et même, à prendre les expressions au pied de la lettre, jusqu’à la quiescence de toute opération. L’âme, miroir essentiel de l’Être divin, réduite à ce calme pur, se trouve unie à Dieu sans moyen et sans mode (sonder middel, in onwise), satisfaite non de ce qu’elle a, mais de ce qu’il est en lui-même de son Unité.
Le trésor de termes qui permet l’exposé précis de cette doctrine est commun en grande partie aux deux Maître souvent nommés : il est déjà représenté dans les textes de Hadewijch par les mots que nous venons d’indiquer et par d’autres, plus caractéristiques peut-être encore sous leur forme abstraite. Un enrichissement de la langue, une certaine évolution de l’attitude intérieure les sépare donc à première vue des autres textes hadewigiens.
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Les manuscrits nous fournissent d’ailleurs une certaine base pour cette distinction : les Nouveaux Poèmes manquent dans l’un d’eux (nous n’avons que trois manuscrits de l’ensemble des écrits de Hadewijch, du XIVe siècle), et dans les deux autres, une division est marquée par la disposition des textes.
Il convient cependant de laisser le second recueil uni au premier, et nous pouvons le nommer hadewigien dans le sens suivant : Tout d’abord les manuscrits, s’ils les séparent comme nous venons de le dire, ne nous suggèrent pas néanmoins le nom d’un autre auteur. Tout porte à croire qu’ils ont une origine commune, non de personne sans doute, mais de milieu et de tradition. C’est chose dont on peut avoir la certitude par l’étude des Lettres et des Visions de la première Hadewijch : toute la doctrine de la seconde est inscrite, en ligne parfois ténues mais précises, dans les pages de la plus ancienne.
Il sied en outre de ne pas les disjoindre parce qu’ils figuraient ensemble, selon toute apparence, dans la bibliothèque de Groenendael, et qu’ils ont été certainement familiers tous deux au bienheureux Prieur. Un fait en particulier mérite de retenir l’attention : lorsque Ruusbroec, au début du traité des XII Béguines, fait parler ces dévotes, il met dans leur bouche des vers de Hadewijch I et de Hadewijch II.
Tout lecteur dont le premier contact avec la mystique spéculative a été l’étude des spirituels allemands, reconnaîtra dans les Nouveaux Poèmes un écho direct de l’enseignement d’Eckhart : ils eussent dès lors constitués le missing link des études ruusbroeckiennes, le chaînon manquant mystérieux qui doit relier de quelque façon l’œuvre du Prieur de Groenendael à la prédication du dominicain (Ruusbroec ne semble pas avoir connu directement les sermons d’Eckhart et n’a fait allusion à celui-ci, sans le nommer, qu’en des pages de critiques).
On possède un certain nombre de poèmes allemands post-eckhartiens, analogues aux Nouveaux Poèmes pour la doctrine, encore qu’ils n’en aient pas la spontanéité et la fraîcheur.
Le sermon Beati pauperes spiritu (Pf. LXXXVII) traite le même thème que Nouveaux Poèmes X, dans le même esprit, avec les mêmes termes : or ce sermon est considéré comme l’un des plus caractéristiques du Maître de Cologne, et le meilleur texte que nous en ayons est justement une traduction néerlandaise du XIXe siècle.
Le vocabulaire même des Nouveaux Poèmes présente des termes abstraits, décalqués du latin, qui ont dû être employés d’abord non par des béguines, mais par des théologiens de formation scolastique : nous y voyons l’accident (toeval) tenir l’âme en cet état où elle n’est pas encore essentialisée (onghewesent) ; l’extériorité (uyttersheit) est l’obstacle à notre transformation (overforminghe).
Le dépassement de l’aspect personnel (persoenlicheit) nous mène à l’Unité (enicheit), à ce point où l’Être divin (“Amour” chez notre béguine) vaque à sa pure Ipséité (selvesheit) [ce que les théologiens spéculatifs de tendance néoplatonicienne affirment de l’Essence divine, les béguines le répètent, dans les mêmes termes, de l’Amour]. Or nous ne connaissons qu’une école de théologiens qui aient manié de tels concepts en langue germanique et, semble-t-il, forgé de tels mots : l’école dominicaine allemande, dominée par les noms de Dietrich de Freiberg et d’Eckhart.
Tels sont les arguments qui se présentent à l’esprit pour refuser aux Nouveaux Poèmes une date pré-eckhartienne. Ils pourraient nous convaincre, mais tout en leur accordant une certaine valeur, il faut reconnaître qu’ils ne sont pas concluants.
Nous constatons en effet que les assertions surprenantes au premier abord, des historiens de la spiritualité Preger et Grundmann, notamment qui ont tendu à limiter le rôle d’Eckhart dans le développement de la mystique spéculative, ne cessent d’être confirmées par les éléments d’information plus récemment découverts. À mesure que l’on avance dans l’examen des courants spirituels du XIIIe siècle, on s’est rendu compte que la plupart des thèmes “eckhartiens” étaient représentés chez les spirituels une ou plusieurs générations avant que le dominicain ne les intégrât dans son œuvre.
Il était contemporain de Hadewijch I, ce Lamprecht von Regensburg qui, dans son long poème Die Tochter Sione, nous parle des dévotes répandues en Brabant et en Bavière (avant 1250), que l’oraison dans ses états les plus élevés rendait “libres d’elles-mêmes et de toute chose”, et conduisait à “voir sans milieu ce que Dieu est” (19). |
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L’Hymne Trinitaire, à la même époque invite l’âme à se perdre au désert, à s’abîmer dans l’Être nu (bloz) et silencieux, à s’anéantir pour trouver le Bien suressentiel (überwesenleich). La fruition (gebrûchen) au-dessus de tout sentiment et de toute distinction est d’ailleurs le terme ascensions spirituelles de Mechtilde de Magdebourg. L’affirmation que l’esprit uni à Dieu se retrouve en quelque sorte incréé, qu’il est Dieu même dans la pensée de Dieu, est un intuition exemplariste que l’on peut rattacher à Scot Erigène par les Amauriciens, mais qui sous une forme bien voisine oriente la vie spirituelle selon le De adhaerendo Deo d’Albert le Grand (20). Le conseil d’agir sans pourquoi, où l’on penserait voir une pointe d’outrance eckhartienne (exigence de désintéressement absolu, de pure détermination ab intrinseco), est une trouvaille de Béatrice de Nazareth, qui traduisait à sa façon saint Bernard, et cette expression avait déjà passé deux frontières linguistiques aux environs de l’an 1300. Elle se rencontre en particulier dans le Miroir des simples Âmes, avec un bon nombre de thèses spéculatives : l’élan vers Dieu au delà des images, l’union sans moyen, la nudité d’intention, la perte de la volonté... À ces jalons, il faut ajouter celui que constitue la Lauda LX, parmi les poèmes dont Jacopone da Todi est supposé être l’auteur.
Il apparaît que le thème de la pauvreté d’esprit, traité dans les termes caractéristiques de la mystique spéculative, était un lieu commun des spirituels de cette tendance, et l’était des deux côtés des Alpes au déclin du XIIIe siècle. ce qui se dégage des études, c’est l’ancienneté et la continuité du dialogue entre les théologiens et les spirituels qui leur demandaient d’interpréter ou de diriger leurs expériences. Il est impossible de préciser ce que chaque partie a reçu et donné, mais nous pouvons être assurés que la source a jailli souvent dans les milieux les moins chargés de science théorique, chez des béguines ou des moniales à l’intelligence vierge, au cœur généreux ; ce que les prédicateurs présentaient à leur auditoire sous une forme plus ordonnée et plus systématique, fut en plus d’un cas cela même dont ils avaient été naguère les confidents émerveillés. Il n’y a pas de place ici pour la notion de propriété intellectuelle. il est certain en outre que ce dialogue ne s’est pas arrêté aux frontières : on s’étonne que les savants néerlandais, pour défendre la priorité nationale dans le domaine spirituel, supposent que la ligne de démarcation entre deux peuples de langue presque identique formait un obstacle difficile à franchir dans l’une des directions alors que tout indique au contraire des échanges continu, très étendus et d’une promptitude étonnante. C’est la communauté d’aspiration, en effet, qui permettait à ces groupes de se chercher et de se trouver, comme des flammes qui se rejoignent en un clin d’œil à travers les pierres aveugles d’un monde inanimé. Avant que Maître Eckhart fût illustre, avant même peut-être qu’il eût prêché, sitôt que les audaces intérieures des âmes contemplatives commencèrent d’être justifiées par les théologiens d’Allemagne, cette approbation ne put manquer de trouver un écho dans les cercles spirituels du Brabant et des Flandres. Et réciproquement, s’ils ne les ont pas nommément désignées, les dominicains spéculatifs ne peuvent laisser d’avoir lu les écrits des moniales et des béguines, d’avoir prêté l’oreille à ces clairs aveux. C’est la vie des contemplatives l’exemple de l’amour qui fournissait la pure illustration de la théologie au point de perfection où l’Ordre l’avait poussée, et c’est l’invention naïve d’une expression adaptée à l’expérience intérieure, fixée plus tard par quelques maîtres, qui devait constituer le baptême nuptial, d’où sortiraient baignées d’une spiritualité nouvelle les langues germaniques. |
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