La Lauda LX de Jacopone da Todi. Le numéro LX est celui que porte dans l’édition Ferri-Caramella (Bari, 1930) la pièce de Jacopone da Todi (1230-1306) qui commence par ces mots : O amor de povertate.

Dans un article de la revue Convivium, 1952, n. 4, Mme Franca Ageno, a expliqué pourquoi elle croyait devoir exclure cette pièce des poèmes authentiques. “Il semble acquis que plusieurs des poèmes du recueil traditionnel ne sont pas de Jacopone (Laude LXV, XC, XCI, CII et CIV). Cette discrimination se base sur les idées, la métrique et le style. Pour la Lauda LX néanmoins, la métrique et le style sont parfaitement jacoponiens.”
Mais c’est la doctrine qui paraît inconciliable à Mme Ageno avec les tendances morales et ascétiques parfaitement saines de Jacopone : la Lauda LX serait d’un quiétisme franchement hétérodoxe. Un tel jugement s’appuie sur plusieurs considérations erronées. Tout d’abord l’éminente philologue ne tient pas compte d’un fait, que l’exemple de Ruusbroec, s’il ne fallait citer qu’un maître, suffirait à illustrer : c’est la nécessiter où se trouvent les auteurs spirituels de présenter, avec des accentuations différentes selon les pages de leur exposé, les divers aspects de la doctrine. En isolant un passage, il n’est guère d’écrivain à qui l’on ne puisse trouver des tendances condamnables, et ceci est plus vrai des auteurs plus profonds, parce qu’ils ont un sens plus élevé de la dialectique des attitudes intérieures. Une direction unilatérale, qui ne sait pas s’adapter aux antithèses de la recherche et de la lutte, conduit les âmes à des impasses : c’est chose plus frappante encore dans la direction orale que dans la direction écrite. Il n’est aucunement surprenant que Jacopone ait parlé un jour de la pauvreté d’esprit comme le fait cette Lauda, et qu’il ait prêché ailleurs la pratique des vertus actives. Les deux autres arguments de Mme Ageno sont d’ailleurs plus précis. Au vers 34 du poème, on lit, aussitôt après le conseil de ne désirer aucune récompense : “La virtù non é perchéne - ca’l perchéne è for de tene.” Mme Ageno comprend que la vertu n’est pas un (bon) motif pour l’homme (quiétiste), et que son (juste) motif est (doit être) une chose extérieure (laquelle ne serait pas exprimée ici : il faudrait l’entendre sans doute d’une inspiration). En s’appuyant sur le contexte et sur certains passages parallèles des mystiques du Nord, il est facile de reconnaître ici l’expression “sans pourquoi”. M. Gianfranco Contini a confirmé cette interprétation. le sens est le suivant : “La (vraie) vertu n’est pas pour quelque chose (virtus non est propter quid : elle ne doit pas se pratiquer en vue d’une récompense), car le pourquoi (le propter quid) est extérieur (et seules les déterminations intérieures sont spirituelles). Il est probable que l’expression est venue du Nord, elle est employée à la même époque, dans un même courant de pensées, par le Miroir des simples Âmes. Notons en outre que sainte Catherine de Gênes, qui appréciait et citait cette Lauda parle d’aimer Dieu senza perchè. Le passage n’est donc pas une attaque contre la vertu, mais contre la vertu intéressée, et ne saurait surprendre chez Jacopone.

Enfin Mme Ageno croit reconnaître une sorte de signature bégarde dans le dernier vers du poème : “Onne cosa possedere - en spirito de libertate.” Il est vrai que l’expression esprit de liberté, ou plutôt liberté d’esprit, a servi à désigner plusieurs sectes, mais elle ne saurait leur être propre, puisqu’elle est d’abord scripturaire. Loin d’y voir une signature de l’hérésie, le R. P. Alcantara Mens, fait de la libertas spiritus un des motifs caractéristiques de la mystique des Pays-Bas. Il la signale entre autres chez Guillaume d’Afflighen, dans la vie (en latin) de Béatrice, et chez Guillaume de Saint-Thierry dans la fameuse Lettre aux Chartreux du Mont-Dieu. En conclusion, il n’y a aucune raison valable de refuser à Jacopone la paternité de la Lauda en question, mais celle-ci par le thème (identique au celui du Sermon LXXXVII de Maître Echkart), comme par les expressions, trahit une influence des premiers spéculatifs du Nord (influence bégarde au sens large) sur les milieux spirituels que fréquentait, aux environs de l’an 1300, le trouvère franciscain.
Retour